lundi 29 juin 2015

civilisations

J’ai connu la deuxième guerre mondiale. Cent millions de morts. L’exode, la fuite sur les routes. Puis les fins de guerres coloniales. Des millions de morts en Algérie, en Afrique noire, en Indochine, au Kenya, en Inde, à Madagascar. Puis la guerre froide, les crimes du stalinisme, la famine en Chine, en Afrique. Des bandes armées en Colombie, au Pérou, L’empire soviétique s’est effondré. Quelques conflits armés résiduels en Irlande du Nord, au Pays basque, en Corse. Nous étions à peu près tranquilles. Nous pouvions voyager à peu près partout dans le monde, partout dans le monde nous attendaient des hôtels cinq étoiles, des piscines entourées de serviteurs zélés, des safaris.

Puis une autre période s’ouvrit où les mouvements de population furent plus compliqués. Apparurent de nouvelles guerres dans l’ancienne Yougoslavie, puis en Irak, au Liban, en Lybie, au Yémen. Pendant toutes ces années, un conflit permanent, Palestine vs Israël. Les déplacements se firent plus difficiles. D’une part, les populations locales fuyaient les combats et cherchaient une sécurité dans les pays en paix, dont les nôtres et la pression se fit plus forte, d’où le renforcement des contrôles aux frontières. D’autre part, les groupes armés s’en prirent aux occidentaux, touristes ou humanitaires, coopérants ou chercheurs, médecins et biologistes et plus récemment, aux touristes qui cherchent le soleil et la mer.

Pire encore, des radicalisés s’en prirent directement aux Occidentaux là où ils habitent, à New York, en France, dans les écoles, les entreprises. Là, non seulement nous ne pouvions plus voyager partout, mais même sur place, on peut désormais craindre le danger extrême.

Nous en sommes là. On ne peut plus se bronzer en paix sur les plages tunisiennes, on ne peut plus prier dans les mosquées chiites, on ne peut plus visiter une exposition sans ouvrir son sac. Même dans des villages éloignés des grands axes, on décapite. On kidnappe des infirmières. On tue des dessinateurs.

En dehors de l’État islamiste, qui peine à exister en tant qu’État, la terreur a partout reculé comme moyen politique. Des bandes armées tentent de s’assurer un territoire où s’installer des arrières, mais pour l’essentiel, elles existent en tant que bandes armées, illégales et pourchassées partout. Elles attirent des combattants comme les mafias peuvent attirer de jeunes exaltés dans les grandes villes nord-américaines ou italiennes. Parfois, ces groupes mettent la main sur des municipalités, sur des entreprises de statut public, et alors posent un grave problème de démocratie. Qu’est-ce qui l’emporte du fusil ou du bulletin de vote ?

Sur les aspects internationaux du conflit que tous les pays ciblés s’organisent et s’unissent pour mettre hors d’état de nuire les criminels. En ce qui concerne le pays où nous vivons, nous pouvons refuser d’avoir peur, de devenir ce que nos adversaires souhaitent. Nous pouvons nommer l’adversaire en évitant les amalgames. Nous pouvons combattre la xénophobie, le repli identitaire, le dérapage. Comme celui du premier ministre, Manuel Valls. C’est une « guerre de civilisation ». Deux dérapages. Une guerre ? Une guerre se mène entre soldats. On fait ainsi aux djihadistes le cadeau de transformer des criminels en soldats d’une armée régulière qui demanderont qu’on leur applique la convention de Genève s’ils sont arrêtés. Ensuite, « civilisation ». Une civilisation contre une autre ? Une guerre à laquelle ne peuvent participer que ceux qui partagerait notre « civilisation » ? Où tous ceux qui ne partageraient pas cette « civilisation » seraient des ennemis potentiels ? Ce dérapage est propre à tous les nationalismes guerriers qui considèrent qu’une nation ou un groupe ethnique est l’héritier de valeurs ancestrales et tous ceux qui ne les partagent pas sont des étrangers, des ennemis, des criminels potentiels. Une « cinquième colonne ». Les socialistes protestent contre l’expression « cinquième colonne », mais ils doivent protester contre l’utilisation de « guerre de civilisation » qui contient le concept de « cinquième colonne » : tous ceux qui ne partagent pas notre civilisation font potentiellement partie de cette cinquième colonne. Guerre de civilisation alors que la majorité des victimes des djihadistes sont des musulmans ?

Les tenants d’une société larvaire s’arrogent le droit de désigner ceux qui ne peuvent pas partager leur « civilisation»: les catholiques dans un pays protestant, les protestants dans un pays catholique, les Juifs un peu partout, les musulmans en Occident, les hexagonaux en Corse, les républicains au Pays basque, les homosexuels, les femmes voilées ou celles qui ne le sont pas, les athées dans les pays chrétiens.

Tout ce qui nous fait ressembler un peu ou beaucoup à l’adversaire nous affaiblit.



vendredi 26 juin 2015

je ne descends pas à Barbès

Retour d’une soirée familiale, métro à Couronnes. Je ne descends pas à Barbès, je vais jusqu’à la place Clichy. Je ne regrette pas de ne pas descendre à Barbès. Je suis content de ne pas descendre à Barbès à 11 heures du soir, du métro aérien de Barbès Rochechouart, je vois la nouvelle brasserie, la foule à ce carrefour mais je n’ai pas envie de descendre. Je ne saurai rien de la foule autour de Château Rouge. Je ne remonterai pas le Boulevard Barbès et la rue Polonceau, ni le chantier de la mosquée qui jette les piétons sous les voitures. Je descends Place Clichy où la foule est touristiques, chinoise, japonaise, les veilleurs de nuit sont noirs et ne vendent pas de produits interdits, je rentre dans un hôtel moderne rutilant, la fenêtre donne sur le cimetière Montmartre. J’étais entouré par une crèche bruyante et une école maternelle marmaillante,  ici, je suis bordé par le grand calme d’un cimetière et d’un écran plat où toutes les séries défilent.


paradors

Paradors



Rien à faire. Nous sommes touristes typiques, touristes jusqu’à la lie. Ouvrant la marche, Brigitte avec son appareil photo, moi suivant avec le guide de l’Andalousie, Lonely Planet, parce que Brigitte, pour se distinguer, n’avait pas voulu acheter le guide du routard. Fermant la marche, Tony avec la carte de la ville de Jaen. Nous partons le dimanche 14 juin, tôt le matin à Irun, puis changement à Madrid où nous passons la nuit. Dans le train, un employé distribue les journaux, un écran diffuse un film comme dans un avion, avec des écouteurs crachotant. Arrivée à Madrid dans un hôtel rutilant quatre étoiles, des savons partout. Promenade dans Madrid jusqu’à la Puerta del Sol, après un repas andalou, soupe épaisse aux haricots et merlu à la plancha, les parcs, le musée Thyssen, le ministère de l’agriculture en grand style mussolinien, surmonté par des aigles déployant leurs ailes. Le musée du Prado la prochaine fois. Dans le parc, le monument aux morts, à tous les morts, un monument qui est le point d’équilibre, le compromis entre ceux qui condamnent les massacres des prêtres par les marxistes et ceux qui célèbrent les combattants de la liberté. Les uns et les autres passent devant le monument et rongent leur frein. On ne peut pas célébrer tous les morts. Les blessures sont trop fraîches. Elles cuisent encore. Avec le temps, peut-être, ces combats tomberont dans les archives. Nous arrivons à la Porte du Soleil, qui m’enlève le pull et le glisse dans un sac ami. Bière à la terrasse d’un hôtel dans une petite rue, aux premiers rangs d’une procession de la confrérie les « Amis du silence ». Le jour de saint Antoine de Padoue. C’est ta fête, Tony, disent les processionnaires. Les hommes sont en noir, les femmes en noir, les enfants en blanc, les chars où le Christ est fouetté par un soldat romain, la fanfare joue des airs martiaux et les Chinois, les Japonais, mitraillent la procession, voilà pourquoi ils sont fait dix mille kilomètres en avion. Trop tard. S’ils avaient été là le jour du chemin de croix, avec ces millions d’appareils photo, ils auraient pu peut-être empêcher le pire. Les autres n’auraient pas osé.

Un autre char dit « bicyclette à bière » transporte une dizaine de cyclistes qui pédalent  autour d’un bar sur roulettes et boivent de la bière en chantant et en se déhanchant. Le bar avance à la vitesse d’une torture vieillissante. Une vraie trouvaille. En me relisant, je ne suis pas certain d’être clair. Il s’agit d’un pédalo sur terre ferme, collectif, où les cyclistes sont rangés en rectangle autour du bar où l’on sert de la bière. Ils pédalent, ils boivent de la bière et avancent en chantant. Est-ce plus clair ainsi ?

Nuit dans un hôtel confortable, près de la gare Atocha que nous rejoindrons le lendemain avec valises à roulettes et guide Lonely Planet, appareil photo et carte de la ville, encore huit jours et je serai en vacances, sans monument à regarder obligatoirement, sans église gothique et flamboyant baroque, paysage en paliers ruisselants, poissons qui viennent se grouper en ballet autour des miettes de pain du petit déjeuner.

Le parador de Jaen est une ancienne fortification loin du centre-ville. Nous dormirons ainsi toute la semaine dans un château, dans des manoirs, dans des couvents, dans des musées, sur la terrasse un martini face à la montagne, que nous quitterons parfois pour des cathédrales baroques dont les vierges et les chérubins seront feuilletés d’or. Lundi 15 juin, encore un somptueux petit déjeuner que nous quittons pour Ubeda, puisque nous avons visité Jaen la veille. Arrêt à Baeza, une ville histoire, une ville musée, promenade dans les rues, arrêt terrasse pour tapas, puis reprise de la voiture jusqu’à Ubeda, dont le parador se dresse face à la mairie, les deux établissements inscrits dans des immeubles seizième dix-septième. Un ancien palais privé, qui mérite une sieste. Ubeda nous pousse dans les rues de la ville pavées dans le temps, dalles polies par les semelles Méphisto. La synagogue nous ouvre la porte, nous y pénétrons hardiment et heureusement, car à Cordoue, la foule, la queue, devant la synagogue signalée par Lonely Planet est tellement dense, occupant les petites rues blanches comme le métro aux heures de pointe, que nous déciderons de ne pas. Combien de fois ainsi, à partir de Grenade, où les Japonais, les Chinois, les Philippins, les Anglais, les Allemands, nous barreront la route vers vaut le détour ou à voir absolument.

La synagogue d’Ubeda fut redécouverte récemment, en 2009, par un entrepreneur aujourd’hui en faillite, qui signalait systématiquement au patrimoine le moindre caillou ridé de ses chantiers. Dans ce cas précis, il découvrit des pièces entières d’origine, la salle de prière, la salle des femmes protégée par des jalousies et toujours fermée au public alors que la synagogue n’est plus un temple, mais seulement un musée. On n’oblige pas Brigitte à se couvrir la tête alors que dans les établissements en activité, les femmes doivent cacher les cheveux. Moi je garde mon Stetson. Tout ça dans un joyeux carnaval. Pourtant, si toutes les règles ont disparu de ce lieu qui fut une synagogue, il reste l’interdiction de visiter la salle des femmes.

Nous descendons les escaliers vers les pièces à vivre, avec des vases en terre pour conserver l’huile et les aliments, des fours pour les cuire. Un recoin dans le mur pour la thora, la salle du bain rituel, les puits dont deux sont encore alimentés en eau. Une guide nous donne des brochures en français, des feuilles de papier reliées par des agrafes. Deux visiteurs devant nous terminent leur visite. Nous avons l’impression d’être des visiteurs privilégiés. Toute la ville est à nous.

Et ce n’est encore rien.  Un nouveau palais dans une rue étroite. Le palais d’une vieille famille d’Ubeda. Le Palacio Vela de los Cobos. La propriété est devenue un musée, toujours habitée en haut d’un escalier par un vieux monsieur avec une canne qui nous dit bonjour, d’habitude c’est l’office du tourisme qui fait visiter à des heures prévues et affichées, mais comme vous êtes là et que je n’ai rien d’autre à faire, je veux bien vous faire visiter ma maison, vous me donnez quatre euros chacun et en route. Si un homme mal habillé nous avait demandé huit euros pour visiter cette maison, nous l’aurions pris au mieux pour un mendiant, au pire pour un escroc. Mais le propriétaire est habillé impeccablement, pantalon repassé, chemise propre, canne au pommeau de nacre, chaussures cirées, et il nous demande les huit euros avec une telle distinction que nous le prenons pour ce qu’il est, le descendant d’une grande famille d’Ubeda qui ne peut plus entretenir sa vaste demeure et l’a transformé en musée, offrant ainsi sa splendeur au grand nombre. Le propriétaire est un guide parfait, il parle français, espagnol et anglais, il nous montre les salons, les bibliothèques de milliers de livres dont des incunables, les tableaux anciens, la salle à manger toute dressée pour une trentaine d’invités, la chambre à coucher avec des photos et sur l’une des photos, un petit garçon, c’est moi dit-il, à cet âge, j’étais élève à Saint-Louis de Gonzague, un établissement privé de Biarritz. Pendant la guerre civile, c’est à Biarritz que sa famille s’était réfugiée. Quelle émotion, que joie, quelle surprise, quand il apprend que Brigitte est biarrote, ils échangent des informations sur la ville, les changements, les personnes qu’ils connaissent, il est très ému et Brigitte l’embrasse en le quittant.

Nous quittons Ubeda pour le parador de Cazorla, situé dans le parc naturel du même nom. Nous montons dans les montagnes, il fait de plus en plus froid et nous n’avons qu’un pull, même pas d’imper et pourtant les nuages s’alourdissent. Route de montagne, lacets. La forêt s’épaissit, les feuillages cachent la lumière. Les conversations s’arrêtent, l’inquiétude s’insinue, l’auberge rouge est-elle au bout du sentier. Le lendemain nous sortons avec un guide en chair et en os, pas un guide en papier, et son 4X4. Tout est calibré. Les arrêts devant les lacs, les endroits pour prendre des photos avec parkings prévus. Les animaux nous attendent, en groupe ou solitaires, le renard s’approche dès qu’il entend la voiture et quémande son pain, en faisant le beau, les biches s’éloignent, sans inquiétude, les sangliers sont méfiants, mais restent à portée des objectifs. Les villages abandonnés, le romarin que l’on écrase dans les doigts, le thym, le laurier, les doigts qu’on coince dans la portière et qu’on trempe dans l’eau glacée du ruisseau que le guide a recueilli dans un sac plastique. Six mois d’hiver tout est fermé. Très peu de promeneurs ou de voitures dans le parc naturel.

Une piscine froide et protégée par des regards électroniques qui déclenchent les douches quand un être humain s’approche du bord. Personne ne peut se baigner sale. Du coup personne ne se baigne.

Vendredi 19 juin, visite de l’Alhambra. Enfin, si on peut dire. Le parador est dans l’Alhambra, donc à chaque pas que nous faisons dans ce parador, nous visitons. Nous visitons à chaque pas vers la salle de bains, quand je me déplace vers la télécommande, que j’accroche une veste au crochet de l’armoire, quand je sors déjeuner, quand je reviens du déjeuner, quand je prends la clé, quand je rends la clé, je visite. Nous visitons l’Alhambra, en faisant la queue modestement car nous avons retenu notre place au mois d’avril. La chambre n’était pas prête et la direction nous a offert une bouteille de champagne pour s’excuser. Le jardin, les Japonais qui défilent, qui prennent les murs et les voutes en photo. Nous allons visiter la cathédrale. Il fait très chaud. Les touristes se traînent comme dans une résidence de personnes âgées en situation de dépendance, épuisés par la vie, se traînent vers la table du gouter, ou parfois aussi dans un film de science-fiction, les personnages sont des zombies qui se déplacent lentement et bougent doucement sous le soleil. Dans le jardin, des guerriers musulmans qui ont des trous à la place des têtes et forcément, Tony, Pat et moi nous nous faisons photographier par Brigitte, donnant une tête aux guerriers du calife.
La route de Grenade à Cordoue sous le soleil. Cordoue était la capitale de l’islam intellectuel, rassemblait les grands esprits musulmans chrétiens et juifs, avec Averroès et Maimonide. Puis un général  a pris le pouvoir, ce fut la guerre civile, le chaos et Cordoue perdit sa place au profit de Séville. La terrasse de l’hôtel donne sur la ville, la ville qui s’illumine peu à peu. Plusieurs voyageurs ont pris le même circuit et nous les retrouvons le soir dans la salle à manger pour échanger quelques paroles.

L’inconvénient de ces tournées aristocratiques où la moindre erreur de la direction nous vaut une bouteille de champagne est le retour au sol. Après les paradors, les hôtels deux étoiles ont des allures de taudis. Comment redescendre ? Il faudrait sans doute prendre des hôtels qui ressemblent le plus aux habitations habituelles. En fait, ce qu’il faudrait, c’est ne pas quitter le parador, un endroit où l’on s’arrête, littéralement, rester là où l’on s’arrête car voyager, c’est prendre des risques.

Devant ces interrogations qui s’accumulent, nous discutons pour l’avenir de solutions alternatives. Pat et Tony nous proposent pour l’année prochaine de visiter les églises romanes de l’île of Wight. Ils savent que Brigitte déteste les églises baroques des pays du sud, ces ors qui transforment les églises en procession de Noël. Elle aime la simplicité des églises romanes de Charente. Elle est émue par ces simples églises de village à l’abandon que viennent parfois réveiller des noces paysannes. Finalement elle est plutôt protestante, Brigitte. Pat et Tony le savent, ils ont bien vu les regards réprobateurs de Brigitte devant la procession des Frères du Silence, avec ses chars bigarrés et les uniformes des Folies Bergères. Ils poussent donc leur avantage : il faut prendre le train jusqu’à Cherbourg, puis le ferry jusqu’à Portsmouth où se trouve le bateau Liberty de Nelson. Dix minutes plus tard, de Portsmouth, nous débarquons à l’île de Wight où nous attendent des centaines d’églises romanes et si ce ne sont pas des vacances, qu’est-ce que c’est ?

Pat et Tony veulent nous faire visiter des églises romanes, le bateau de Nelson qui vainquit les Français à Trafalgar, la maison de Tennyson, ce sont des vacances typiques, dis-je. J’aimerais voyager utile, apprendre, changer. Je propose l’humanitaire. Tony et Pat, et je soupçonne Brigitte de partager leur avis, mais par pudeur, elle se retient, pensent que nous ne serions guère utiles et qu’au contraire, nous serions un fardeau, que nous devrions dès l’arrivée être pris en charge par les médecins et les infirmières et au bout de quelques minutes, la proposition de voyages humanitaires est rejetée. Retour à l’île de Wight. En plus de la visite des églises normandes et romanes, le pasteur nous fera une conférence sur l’histoire de son église, les anecdotes qui ne peuvent manquer sur son sacerdoce, nous ferions ainsi des progrès importants en histoire et en anglais, Brigitte pourrait traduire les conférences du pasteur en langue des signes et ainsi nous ferions des progrès en langue des signes, en anglais et en histoire, nous reviendrions à Biarritz trilingues et spécialistes de l’histoire des églises romanes de l’île de Wight. Une autre suggestion de voyages hors tourisme : visiter les villes où il y a des statues, des monuments, des tombes, d’économistes célèbres, Adam Smith à Edimbourg, Karl Marx à Londres, chaque fois un conférencier nous donnerait un aperçu de la contribution de l’économiste à l’histoire de l’humanité et ainsi nous reviendrions à Biarritz mieux armés pour affronter les débats qui agitent les économistes aujourd’hui. Autre suggestion : partir pour une semaine n’importe où pourvu que ce ne soit pas chez nous, sans argent, sans carte de crédit, une semaine pas plus. Autre suggestion, pour sortir des paradors par le haut : les bed and breakfast de luxe. Des aristocrates désargentés offrent d’héberger pour une nuit ou plus des familles ou des couples et de leur offrir une vie de château. Arrivée dans l’après-midi, accueilli par un verre de sherry brun transparent offert par un domestique en livrée, visite de la chambre avec lit en baldaquin, repas en smoking et robe du soir avec les hôtes qui racontent des histoires de famille, les batailles des ancêtres, les tournois du Moyen Âge.

Tony a oublié sa veste et son passeport à la gare de Cordoue. Le contrôleur téléphone à la gare où des policiers viennent récupérer sa veste et son passeport et enverront le tout à son domicile. Brigitte avait oublié son sac dans les toilettes à l’aéroport de Bordeaux. Elle l’a retrouvé moins cent euros. J’ai personnellement oublié mon sac dans un taxi à Paris. Je ne l’ai pas retrouvé. J’avais encore quelque chose à vous raconter, mais j’ai oublié.





jeudi 25 juin 2015

bilan

Chère Françoise tu es fâchée complètement avec moi à cause de mon livre sur les ex-communistes. Tu me dis : « je ne supporte pas qu’on crache ainsi sur notre engagement passé ».

Je ne savais pas que tu étais à ce point colère. Pour moi, ceux qui ont craché sur notre engagement passé, c’est Staline, qui a tué plus de soviétiques que les Allemands, c’est Pol Pot, c’est Beria, c’est Mao. C’est Staline qui au moment du pacte germano-soviétique, a livré aux nazis les antifascistes allemands exilés en URSS. Je n’ai rien dit d’autre que ce qui est connu. J’ai ajouté que nous communistes avons été complices de l’entreprise. Quand des Allemands disaient qu’ils n’étaient pas au courant des camps nazis, comment réagissais-tu,  chère Françoise ?

De dire cela me classe dans la catégorie des repentis. Ce n’est pas très facile. Les républicains de l’IRA qui dénonçaient la folie meurtrière de leurs camarades de combat se trouvaient dans la catégorie des traîtres qui crachaient sur leur engagement passé. Pour les autres, il était toujours un ex terroriste. Les anciens etarras du Pays basque sont confinés dans la même solitude. Ils crachent sur l’engagement passé quand ils dénoncent les abominations de leurs camarades. Ils se retrouvent seuls.


Alors, pour les uns, je suis toujours un ex-communiste, pour les autres, je crache sur notre engagement. Ça prouve qu’il faut un certain courage pour prendre ce chemin et je peux comprendre que d’autres hésitent à aller jusqu’au bout d’un douloureux bilan. 

dimanche 21 juin 2015

tout va mal

On a  parfois l’impression que les questions politiques que nous devons affronter datent d’hier ou d’avant-hier. Un peu d’histoire ne nous ferait pas de mal. Ou bien des régimes despotiques, de droite ou de gauche. Dont nous voyons aujourd’hui les avatars : Russie de Poutine, chine et parti unique, Venezuela et Cuba, en Europe nationalismes de retrait et de purification. Ou des régimes de réformes démocratiques où le socialisme a joué un rôle moteur : état providence, droits démocratiques, politique de concertation, bien commun.

Où les catégories que nous souhaitons défendre en priorité sont-elles les mieux loties, les mieux organisées, les mieux défendues ?

Les succès du réformisme socialiste explique en partie ses difficultés : il tire les ouvriers de l’enfer du salariat, inscrit les femmes dans les activités valorisantes. Augmente la durée de vie et des études. Libère les individus.


L’abîme qui s’installe entre les politiques, les partis, les élections, et une majorité du peuple. Le peuple qui soutenait les partis ouvriers n’existe plus.


Entre le socialisme de réforme, le socialisme démocratique, et l’outil qui le représente, inadéquation de plus en plus grande. Ainsi s’explique l’inconcevable : le manque de courage, les égos, le cumul des mandats, l’étroitesse du recrutement : crise de longue durée.

Comment reconstruire. Pour une part par le bas : voir ce qu’il se passe dans les associations, les quartiers, les mairies, les nouvelles alliances.

En attendant nous persuader que la crise du parti socialiste est une bonne nouvelle. Car s’il obtenait des succès dans ces nouvelles circonstances, sans s’être reconstruit, alors rien ne l’obligerait à s’inventer à nouveau.


Bonne nouvelle : tout  va mal.

samedi 13 juin 2015

les chosess avancent

dans el pais du samedi 13 juin, distribué gratuitement dans le train alors qu j'étais prêt à l'acheter et à le payer, Savater le philosophe qui a du s'exiler du pays basque parce qu'il combattait l'eta, son idéologie, rend compte d'une réunion qui a rassemblé des anciens etarras et des victimes. L'une des victimes a des mots très durs pour caractériser les activités criminelles de l'eta et un participant à la réunion abertzale dit que ce genre de remarques "ne fait pas avancer les choses". 

quand la police saisit une cache d'armes, un communiqué de l'eta dit que ce genre d"'arrestations "ne fait pas avancer les choses". Le parti socialiste espagnol et le PP condamnent cette déclaration, dans des termes similaires: le processus de paix pourra avancer si l'eta reconnaît que la guerre est finie et que les armes doivent être remises à la police. 

Aux élections municipales de ce mois de juin, les grandes villes sont gagnées par des coalitions entre podemos et les partis de gauche. au pays basque, le PNV retrouve son influence, EHbi, les abertzale reculent partout, perdent des villes, perdent sans sebastien. l'eta pourrait rédiger un communiqué à l'égard des électeurs en disant que leur vote "ne fait pas avancer les choses".

à l 'assemblée nationale, une réunion organisée par la ligue des droits de l'homme rassemble des abertzale comme le très démocrate Gaby Mouesca, des députés socialistes du pays basque, des élus LR. Mais curieusement, aucun représentant d parti socialiste de l'autre côté de la frontière, aucun élus de gauche du pays basque, aucun élu du parti populaire ni du PNV. tous ceux dont les élections renouvelées montrent l'influence et le soutien de l'opinion. Ils n'étaient pas là à l'assemblée nationale. C'était une rencontre entre les élus du pays basque français qui n'ont jamais été manifesté à Vittoria et à San Sebastian en solidarité avec les démocrates basques contre la terreur de l'eta, mais qui souvent ont marché pour le rapprochement des prisonniers basques. avec les abertzale dont le soutien à la terreur donne aujourd'hui le droit de dire ce qui fait "avancer les choses" et ce qui ne fait pas avancer les choses. 

Pendant plus de trente ans,  les etarras ont "fait avancer les choses" par les bombes, les impôts révolutionnaires, les tortures, les kidnappings les menaces et aujourd"'hui, ils savent mieux que les autres ce qui fait avancer et reculer les choses. Ils trouvent grâce à une arrogance sans faille des "idiots utiles" qui leur servent la soupe.


dimanche 7 juin 2015

le nombre des années

L’âge est une marche. Plus il est élevé, plus le ballon gonflé d’hélium s’élève vers les nuages. Il n’y a rien à faire que de se laisser porter. Par les horloges, le calendrier, les éphémérides, les fêtes religieuses, les jours fériés, les armistices et les anniversaires. Julien connaît des personnes âgées qui avancent leurs années comme argument définitif : dès qu’une question divise les groupes de discussion, ils rangent leurs dates de naissance en ordre de bataille, en avant marche, bataillons nostalgiques, héroïques, et l’écrasante supériorité du temps anéantit l’adversaire. Ce ne sont pas ses amis. Ses amis portent leur âge avec modestie. Ils répètent qu’ils n’y sont pour rien, que si ça ne tenait qu’à eux, ils porteraient moins de jours sur les épaules. Julien fait partie de cette cohorte qui refuse les légions d’honneur gériatriques.

Quand même. Il ne peut pas ignorer que les années fonctionnent comme les marées, elles viennent, puis se retirent, en abandonnant sur la plage des algues, des bois flottants, des sacs plastiques, des carcasses mortes, des connaissances, des expériences accumulées. La marée laisse sur le sable une décharge publique, les années s’accumulent dans une décharge privée dont il est vain de vouloir se débarrasser.

On lui dit parfois : tu ne fais pas ton âge. Il répond qu’il ne peut pas tout faire en même temps. Faire son âge, grimper l’escalier, écrire une page de ce de là, cuire une compote, porter la poubelle, séduire sa belle, jouer la sarabande de Haendel, lire un roman islandais, partager l’apéritif, pérorer dans la section socialiste, lire deux quotidiens, envoyer un message sur facebook, plonger dans la sieste, s’endormir devant une série télévisée, et en plus faire son âge?


Il refuse farouchement la marche communautaire, les applaudissements du public captif de la maison de retraite pour qui joue un prélude de Bach. Il ne méprise pas ces louanges collectives. Tout commence comme ça, tout se termine comme ça. La famille applaudit le nouveau-né à sa première grimpette, les infirmières encouragent l’ancêtre à son dernier pas de danse. Il attend avec terreur le moment où il n’aura plus la force de résister aux applaudissements palliatifs.

samedi 6 juin 2015

progrès

      Julien a longtemps cru aux théories du progrès. Les humains travaillent, inventent, expérimentent, accumulent des savoirs, des compétences, écrasent l’infâme, et les flammes tremblantes deviennent des nappes de lumière. Erreur. S’il est un domaine où les expériences ne s’ajoutent pas, c’est celui de la politique. En science, les limites reculent. Les vies s’allongent, les maladies se guérissent. Qu’avons-nous appris dans le gouvernement de la cité ? Voici que des millions, des centaines de millions d’êtres humains, ont partagé la même expérience que Julien : les guerres, les massacres, les dictatures, le nazisme, le communisme, les famines, les déportations. Tous ont vécu ces expériences, les ont archivées, résumées dans des manuels scolaires, revues dans les documentaires, chantées dans des hymnes, des cantiques, des rebellions. Ayant partagé la même histoire, on pourrait croire que les conclusions se partagent. Non. Pas du tout. Julien a l’âge qu’il a et en a tiré des idées qu’il croit évidentes. En face de lui, Germain a le même âge, la même histoire, et il en tire d’autres idées qu’il croit non moins évidentes. Les guerres de religion n’empêchent pas les guerres de religion.

         Un protestant survivant des massacres de la Saint-Barthélemy montre ses plaies dans les écoles. Il dit aux enfants effarés que l’Edit de Nantes a permis d’éviter d’autres massacres. Il interdit de massacrer le voisin parce qu’il appartient à une autre religion. Ou à pas de religion. Les enfants racontent le récit des survivants à leurs parents qui leur disent parfois que les massacres ont été beaucoup exagérés, que les protestants l’ont un peu cherché par leur arrogance et leur mépris des catholiques. Puis d’autres religions prennent la place des protestants et des catholiques, des Juifs, des musulmans, des bouddhistes,  des évangélistes, des athées, des communistes, des animistes, des scientistes et chaque fois le combat de l’Edit de Nantes doit être recommencé.


         Julien ne croit plus en une histoire qui serait une longue montée vers la lumière, vers les lendemains musiciens, vers un avenir électrique, vers des pulsions de mort qui se dissoudraient dans les océans de vertu. Il n’arrive pas malgré tout à renoncer à son expérience, à ses connaissances accumulées, comme si elles ne servaient à rien. Peu de gens l’écoutent, et il persiste à parler, peu de gens le lisent et il persiste à écrire. 

vendredi 5 juin 2015

roland Garros

Le Front national veut exclure les joueurs étrangers des jeux de Roland Garros. ainsi, les Français de souche seront assurés de jouer en finale.

mardi 2 juin 2015

casablanca

Casablanca

Dimanche 17 mai, Thésée et Ariane prennent le train pour Bordeaux. Xavier les amène à l’aéroport de Mérignac. Thésée tient dans sa main gauche la poignée d’une valise roulante et dans sa main droite, le fil qui le relie à Ariane. Du royaume des ténèbres qui les attend, si Thésée lâche le fil, Ariane ne reviendra pas.

Jamais ils n’ont été autant contrôlés. Les jeunes des banlieues ou des quartiers se plaignent de contrôles répétés. Ils n’ont qu’à venir à Mérignac ou à l’aéroport Mohammed V de Casablanca et ils verront ce que sont des contrôles répétés. Au faciès, au passeport, à la valise, au genre, à l’origine.

Dans le restaurant de Mérignac, ils sont placés entre la caisse et la cuisine et ce jour-là, la tension était extrême entre la cuisine et la caisse, le vent soufflait force 5 et a gâché le plaisir du premier repas du voyage annoncé, celui où la liberté se manifeste par le choix d’un menu, d’un plat, d’une boisson, sans avoir accompli l’effort des courses, des listes d’achat, du collage d’un post-it sur la porte du réfrigérateur blanc et lisse, seule la liberté de commander. Mais si la cuisine et la caisse ne s’entendent pas, si les uns et les autres se crient dessus, râlent entre eux, disent du mal du chef ou d’un employé paresseux, comment voulez-vous ?

Ariane craint le labyrinthe mais fait confiance au fil qui la relie à Thésée. Ne crains rien, dit-elle. Mais il faut toujours craindre. Elle oublie sa besace dans les toilettes et quand elle revient, elle ne tient plus de fil. Le fil de Thésée pend en l’air. Quelques minutes fiévreuses, Ariane court récupérer sa besace et le fil qui miraculeusement. Si un voyageur malhonnête avait volé sa trousse de voyage, privée de passeport, elle ne pouvait plus franchir le Styx. Heureusement, elle avait choisi les toilettes pour handicapés, et les handicapés sont plus honnêtes que la moyenne des voleurs, surtout parce qu’ils courent moins vite. Quand même, on lui a piqué un billet de cent euros. Ou deux billets de cinquante euros, ou cinq de vingt, mais ça faisait cent euros en tout, elle voulut les rendre à Thésée qui lui répondit si tu crois que c’est le moment de faire nos comptes. Ariane rougit, car effectivement.

Les deux voyageurs avancent, se trouvent comme prévu dans un labyrinthe où des Minotaures leur demandent, leur intiment, exigent, qu’ils posent les sacs, les ceintures, les tuniques. A chaque portique sonnent des clochettes. Chaque fois que les clochettes sonnent, il faut enlever davantage, jusqu’aux chaussures. Le sang de Thésée ne fait qu’un tour. Est-ce parce qu’ils se dirigent vers un pays musulman qu’il fallait enlever les sandales comme à l’entrée d’une mosquée ? Thésée qui n’est plus tout jeune se penche pour dénouer les sandales, mais il manque de souplesse. Il demande à Ariane de l’aider, Thésée serre le fil, ils sont placés côte à côte dans le grand cheval et Ariane lui redonne son numéro. Tu promets de ne pas lâcher le fil ? Mon Thésée, dit-elle. Il ne sait pas encore qu’à la Grande Mosquée de Casablanca, l’épreuve sera renouvelée.

Descente vers l’aéroport Mohammed V, à nouveau les labyrinthes serpentent devant les guichets et à nouveau les minotaures guident les voyageurs égarés. Parfois, Thésée et Ariane arrivent devant un guichet, mais un minotaure se place derrière elle et empêche Thésée d’avancer, pour le diriger vers un autre guichet. Le fil s’allonge mais ne rompt point. Il tient le fil mais ne doit pas regarder Ariane pourtant la tentation est grande.

Le journal offert dans l’avion se nomme Le matin et ils se rendent compte en jetant un coup d’œil sur les titres qu’ils sont en train de changer de monde. En deçà des Pyrénées. Le souverain donne des « Hautes instructions » pour que soit traduit en projet de dispositions juridiques un rapport sur l’avortement. L’écrasante majorité penche pour la criminalisation de l’avortement à l’exception de quelques cas : quand la grossesse est un danger pour la femme, ou résulte d’un viol ou d’un inceste. Sa Majesté le Roi, que Dieu Le protège, nomme Hammouche directeur général de la sûreté nationale tout en conservant son poste de directeur général de la surveillance du territoire. Chaque fois, l’article est illustré par une photo du souverain tout en blanc, sur un fauteuil d’osier faisant trône. Sa Majesté le Roi nomme Abdeljalil secrétaire perpétuel de l’académie du royaume du Maroc. Sa Majesté le Roi, que Dieu l’inspire, donne audience à la présidente du conseil de l’assemblée fédérale de Russie. Une photo de la princesse Lalla samlma qui participe à une réunion du centre international de recherches sur le cancer, photo, robe rouge jusqu’aux genoux, pas de foulard. Un hommage à la police nationale et nous sommes à la page quatre du journal. Chaque jour c’est pareil, les quatre premières pages du quotidien et les dix premières minutes du journal télévisé sont consacrées aux activités royales et à force, le souverain commence à être connu. Mohammed VI possède un palais à Rabat, un autre à Casablanca, un autre à Marrakech, partout où il passe, les palais fleurissent, les bancs publics se réparent et se repeignent. Quand il est dans la ville, on le sait par les gants blancs des agents de police, par les uniformes rutilants. Quelques journalistes sont en prison. En même temps, diront les amis, la royauté est une protection contre l’intégrisme.

L’ascenseur est en panne, la température est douce, la télé est en panne, il manque du savon, qu’est-ce qu’un voyage dont on ne rapporte pas de savon. Dans la Medina de Casa, nous dînons dans un restaurant en plein air.

Lundi matin, rendez-vous à neuf heures avec un ami de Sophie, professeur d’arabe, graphiste, photographe, avec deux femmes bénévoles d’une association « Casamémoire », qui défend le patrimoine de la ville, un groupe d’étudiants en journalisme et leur prof de photos. Ariane et Thésée se joignent à ce groupe qui fait le tour du quartier des Habous. Les ruelles semblent avoir été construites dans la nuit des temps, elles sont modernes, dessinées par des architectes venus de France, dans le style colonial. Le quartier appartenait à un riche commerçant juif qui l’a donné à un sultan qui l’a transféré à des religieux qui sont aujourd’hui  propriétaires de ce quartier illustre, recherché par la bourgeoisie de casa, des boutiques de luxe. Vu d’avion, le quartier ressemble à un labyrinthe et Thésée et Ariane se rendent compte que partout où ils vont, les minotaures cherchent à les séparer. Dans ce labyrinthe des Habous, comme si les méandres ne suffisaient pas, des échoppes, des artisans, des petites galeries commerciales à entrées multiples permettent de s’échapper, de se perdre, de marchander pour des babouches qu’elle veut ramener de l’au-delà, du Royaume des morts auquel Thésée veut l’arracher.

Ariane achète des babouches, des huiles spéciales au marché des olives qui se devine à l’odeur. Elle marchande, elle pèse, et chaque fois le fil se tend. Le palais du gouverneur de la région est une merveille architecturale, partout des artisans ont sculpté des pierres, enfermé la lumière dans les tours. Le palais est fermé au public, il faut une autorisation pour le visiter et grâce à cette autorisation, Ariane et Thésée se sentent privilégiés. Tout le monde souhaite que le palais du gouverneur devienne un musée public. Dans la cour intérieure, à l’ombre des figuiers, le groupe se rassemble une dernière fois, il est temps de se séparer, les étudiants remercient Casamémoire et le prof d’arabe. Les étudiants nous remercient, sont remerciés, les remerciements sont enregistrés pour une vidéo qui leur servira de travail. Parmi les touristes qui visitent les monuments l’appareil de photo brandi vers les dorures et les frises, combien sont peut-être des étudiants en photographie qu’on prend pour des touristes. Encore des photos sur les marches du Palais. Le fil qui relie Ariane et Thésée sera pris pour un défaut dans la photo et effacé avec une gomme numérique.
Ceux qui restent, les bénévoles de Casamémoire, le prof d’arabe, Sophie, Ariane et Thésée, se dirigent vers le marché aux grains où les trieuses cherchent de l’or. Un marchand de laine, ami d’Abdellatif, invite le groupe à prendre un verre de thé à l’intérieur de son échoppe tapissé de grappes de laines de toutes les couleurs, de la laine pour faire des tapis. Il vend de la laine ici depuis deux générations. L’énorme surface du marché aux grains est surveillée par les spéculateurs et un jour, ils seront tous transférés dans un autre lieu, loin du centre veille. En attendant, il chauffe le thé, les installe chacun sur un tabouret et à nouveau des photos sont prises devant l’échoppe.

En sortant de cette échoppe, le groupe ne peut manger que dans un restaurant populaire, en plein air. Abdel va chercher des olives chez un marchand d’olives, de la viande chez un boucher dont il est client, des pâtisseries orientales et des fruits. Des serveurs présentent les fruits, les olives, les pâtisseries sur des assiettes et un cuisinier grille les viandes achetées par Abdell. Nous mangeons avec les doigts, en prenant les viandes et les légumes avec un morceau de pain rond. Une dame vêtue d’une burqua tend la main. Elle demande à manger. Les bénévoles lui fabriquent un sandwich avec de la viande et des sauces, la dame glisse le sandwich sous la burqua. Les bénévoles de Casamémoire nous disent que la société régresse, devient moins laïque, que leur mère ne se voilait pas, elle n’avait pas de voile, mais les jeunes filles se voilent de plus en plus et parfois les jeunes garçons ont la tenue vestimentaire attribuée au prophète, les filles sont couvertes de noir sauf les yeux. En même temps, tous les choix sont présents dans la foule et l’ensemble coexiste pacifiquement. L’alcool est libre dans les restaurants et les boutiques sauf pendant le ramadan. Et plutôt à l’intérieur des restaurants. On peut consommer de l’alcool sur les terrasses si elles sont entourées d’une clôture opaque.

Le chauffeur de taxi qui les amène à la casa San Jose écoute une radio en arabe. Qu’est-ce que vous écoutez? Une émission religieuse sur la vie du prophète. Mahomet. Il les sent intéressés par le sujet et fait faire le tour de la Grande Mosquée, toute moderne, avec une école coranique. Il leur fait promettre de la visiter, c’est aussi important que quasiment d’aller à la Mecque. Ils promettent. 

Ils tiennent. Taxi pour la grande mosquée de Casablanca. Un paquebot religieux, le guide nous donne le poids des lustres, l'origine des cèdres, le nombre d'heures pour fabriquer, les groupes prennent des photos, la porte par où entre le roi, que dieu le protège, mais comme c'est un roi social, il entre par la porte du peuple, les moucharabiehs, à l'étage où se réfugient les femmes, alors que dans les églises basques, les hommes sont en haut et se rincent l'œil.

Les excités du laïcisme leur diront que dans les églises chrétiennes, on ne demande pas aux visiteurs de se déchausser.  Alors qu'ici, on leur demande de nous déchausser. C’est la preuve. Dans les synagogues, répond Ariane au fou de l'antidieu que le leur, on porte une kipa obligatoire et les femmes un foulard qui cache les cheveux alors qu'à la grande mosquée de Casa, les femmes  ont les cheveux au vent.

Salle de prières, tapis, sachet transparent pour porter les chaussures, votre attention s'il vous plaît, salle des ablutions, fontaines de marbre, artisans de Marrakech,  photos, selfies sur fond de sculptures sur bois et sur onyx. Le toit s'ouvre au grand soleil, c'est une décapotable, dit le guide. Jamais le mot de guide n'a été aussi justifié. Ariane disparaît dans le gouffre des hammams, des saunas, des caves, des souffleries, des aérations, comme un paquebot de croisière. Comment on s’ablutionne. Thésée vieilli par les combats ne peut plus se courber pour enlever ses chaussures et demande à Ariane, perdue dans le groupe, de se pencher discrètement, il tire sur le fil pour attirer son attention, elle écoute le guide, absorbée, mais finit par sentir le fil qui se tend avec insistance et s'approche, laisse tomber un mouchoir, se penche comme pour le ramasser, tire sur les fermetures des chaussures, crantées, scratchées, enveloppe les languettes de sa présence pour que le bruit du scratch arraché ne perturbe en rien le discours du guide, se relève avec son mouchoir, Thésée glisse ses chaussures dont le nom jure dans la salle des prières: Méphistos. Ariane repart vers le groupe et Thésée, le fil tenu fermement dans la main, glisse sur le marbre et observe avec intérêt les jeunes chinoises qui se selfisent sur fond d'étoiles de Corinthe. Le groupe monte des marches, redescend, Thésée, depuis longtemps largué, remonte  à l'air libre, le fil à la main, repère un banc de pierre, lit le journal où le tout puissant protège le roi, qu'il soit inspiré dans ses conduites de souverain par le tout puissant. Thésée s'assoupit sur le banc de pierre et ne sent pas la fin de la visite marquée par une légère tension du fil qui le relie à Ariane et Ariane s'inquiète, où est Thésée? Il n'y a pas de cafète dans la troisième plus grande mosquée du monde, cinq ans pour la construire, et dans les visites de la Tour Eiffel, c'est pareil, le guide donne le tonnage, le nombre de millions de rivets, les ingénieurs, la durée de la construction et chaque jours, des milliers d'Ariane s'accrochent au fil de milliers de Thésée qui portent des Méphistos.

Nous sommes des touristes privilégiés puisque nous mangeons dans des restaurants populaires, avec les doigts, que nous serons invités à boire du thé dans une échoppe, peut-être invités à un couscous dans une maison, et des jeunes marocaines nous expliquent leurs sentiments.

Les labyrinthes de la Médina à Casablanca ou à Rabat obligent à tenir le fil d’Ariane, mais au moins, ils ne sont pas dangereux. Les voitures sont rares et circulent au pas. Personne n’a jamais parlé de sécurité à Casablanca. Personne ne leur a dit, comme à Paris ou à New York ou à Caracas, fermez vos sacs, ne vous promenez jamais seul, évitez tel ou tel quartier. Le seul est dans la médina un monsieur rabatteur qui nous a montré des hôtels simples. Il nous a dit, ils sont confortables et propres ces hôtels, mais il ne faut se promener dans le quartier après onze heures du soir, car il y a des jeunes qui se droguent et qui peuvent être dangereux.

Sinon, la seule insécurité dont Thésée et Ariane ont entendu parler c’est d’abord l’insécurité permanente des journalistes, des chroniqueurs, des intellectuels, des historiens, des chercheurs, qui ont le droit de parler de tout, mais à leurs risques et périls. Ensuite l’insécurité des piétons qui veulent traverser un boulevard, une avenue. Les piétons, quel que soit leur âge, bébés dans poussettes ou vieillards derrière déambulateur, sont considérés comme des cibles légitimes. Thésée, qui a l’habitude de comportements guerriers dans les capitales du monde grec, qui arrête les chars d’un regard, d’un geste de la main, à Athènes ou à Sparte, à Rome ou à Constantinople, a beau regarder les conducteurs dans les yeux, faire des moulinets menaçants, mettre les bras en croix, foncer sur les passages piétons, les chars ne ralentissent pas et Ariane supplie Thésée de ne plus s’aventurer ainsi, qu’il a une mission, la ramener vivante à Ithaque. Thésée, blessé dans son orgueil de guerrier, se met sous la protection des agents de police dont seul l’uniforme ralentit les hordes grondantes.

Thésee et Ariane, livrés à eux-même, décident d’explorer des zones inconnues dont la connaissance pourra leur être utile plus tard. Dissimulant le fil dans leurs mains nouées, ils avancent, visitent la préfecture et la poste, des bâtiments décorés selon l’orientalisme du vingtième siècle. Visite des Halles aux poissons et à la viande et restauration dans un établissement populaire, grillades et thé à la menthe. Taxi pour la visite de l’île aux sorcières, auparavant une presqu’île à marée basse, une île à marée haute. Aujourd’hui, un pont la relie à l’Afrique. Les maisons ressemblent à des crampotes, chaux blanche et rideau au vent. Des poules pour les sacrifices, des coqs pour réveiller les habitants. Plus à l’Ouest que l’île des sorcières, un énorme centre commercial, nommé le Mall, avec salle de cinéma sphérique, des boutiques de toutes les marques du monde. Le centre culturel a recruté un imam spécialement pour éviter les interférences et les ondes maléfiques des sorcières sur le Mall, car les rumeurs rendaient le recrutement du personnel difficile et les clients préféraient eux aussi cette précaution.

La Casa San Jose est un restaurant de tapas, espagnol, avec des chants flamenco, à fond la caisse et nous nous réfugions dans le hall d’un palace cinquante étoiles, le plafond à cent mètres, un serveur silencieux et efficace, des serveuses en jupe noire courte, et nous pouvons discuter tranquillement des affaires de famille.

Les amis de Sophie sont des intellectuels, journalistes, chercheurs. Ils vivent au Maroc et ont des sentiments mitigés envers les exilés qui font carrière de dissidents, de victimes au Maroc et de victimes en France. Qui parlent à la radio, à la télé. Karel Bartosek, à Prague d’après 68, n’était pas tendre pour ses collègues qui intervenaient dans les séminaires sur socialisme et barbarie. Puis il a fini par céder et s’exiler à son tour. Vient un moment où il est trop dur de rester et la tranquillité de l’exil l’emporte.

Le colonialisme n’est pas un sujet. Au musée Slaoui, sont représentées de manière non conflictuelle les influences françaises au Maroc, les affiches touristiques qui présentent le rêve oriental des occidentaux, le travail des architectes français, les collections privées, souvent françaises, se mêlent aux bijoux marocains et berbères. 

Après de longues marches dans la ville, après les montées de sept étages sans ascenseur, de descente de sept étages sans ascenseur et sans rampe, Ariane, épuisée, se fait masser par une Philippine heureuse de rencontrer une coreligionnaire chrétienne.

Le train pour Rabat, première classe, c’est si bon marché. Visite de la Médina, les boutiques de fringues, apéritif face à la mer. Ariane est kidnappée par deux sorcières qui lui recouvrent les mains et les avant-bras d’une matière brune qui tache les vêtements. Comment tenir le fil dans cette gadoue ? Thésée rugit son mécontentement en tirant sur le fil brunâtre, mais les sorcières ne lâchaient pas leur proie. La rançon de libération fut deux cents dirhams.

Dîner dans un restaurant juif, il reste quelques centaines de Juifs au Maroc, il y en avait des centaines de milliers, la majorité est partie à l’indépendance, puis la guerre des six jours a balayé le reste. Musique orientale, juive sépharade, parfois le patron prend la guitare. Aucune nostalgie, aucune inquiétude. Assistent au repas des journalistes et des universitaires qui se disputent pour savoir lequel est le plus surveillé par « les services ». On parle politique au Maroc, les relations entre progressistes et islam modéré. On parle question palestinienne, sans vraiment se mettre d’accord. Retour en taxi à Casablanca.

Vendredi, encore la Medina. Un rabatteur se saisit d’Ariane et le mène aux échoppes, marché Barbès tenu par des commerçants professionnels. Ariane sort des échoppes avec des sacs et des parfums d’Arabie qui ne viennent pas à bout du henné répandu par les kidnappeurs de Rabat.

Couscous du vendredi dans la famille d’Abdoul, atmosphère chaleureuse et compassée à la fois. Les enfants et la mère travaillent dans une société de courtage. Salon de soixante mètres carrés avec des canapés partout. Le couscous a été préparé par une cuisinière qui vient servir et à qui la maîtresse de maison s’adresse en arabe. La famille parle français. Repas le soir dans un restaurant français, le bistronome, cuisine basque, piment d’Espelette.

Nous avons vu au Maroc une classe moyenne qui reste sur place et qui tire le pays vers le haut. Quand cette classe moyenne quitte le pays, tout s’écroule.

Retour dimanche par l’aéroport Mohammed V, à nouveau les labyrinthes, les Minotaures, le fil qui s’est usé toute la semaine. Thésée détourne les yeux d’Ariane, il faut tenir jusqu’à Mérignac, sinon Ariane sera perdue à jamais. Thésée ferme les yeux, s’endort. Il voit le tarmac de Mérignac, les derniers cents mètres. Il ne se retourne pas et après un dernier labyrinthe devant les guichets de passeport, il lève la main d’Ariane triomphalement et la regarde. Il se dit, ce n’est quand même pas la mer à boire, quel con, ce Thésée.