mercredi 17 juillet 2013

être juif

            Schlomo Sand ne veut plus être juif et il passe deux cents pages pour expliquer sa décision. Il accepterait d’être israélien, mais pas d’être juif. Je partage nombre de ses opinions politiques sur l’État d’Israël, mais je ne suis pas convaincu par son livre Comment j’ai cessé d’être juif. Comme lui, je suis juif, non religieux, non sioniste. Juif circoncis, juif pas honteux et pas fier non plus. On me demande souvent, mais alors qu’est-ce que c’est pour toi d’être juif ? Je réponds, c’est ça, être juif, c’est se demander ce que c’est d’être juif. Il n’y a que les Juifs qui se demandent ce que c’est d’être juif. Schlomo Sand confirme mon hypothèse puisqu’il lui faut deux cents pages pour cesser d’être juif. 

mardi 16 juillet 2013

Festival d'Avignon

Festival d’Avignon 10 juillet 14 juillet

         Le train Biarritz-Bordeaux part en gare à 6h05. Lever quatre heures et demie. Brume de chaleur. Très peu de voyageurs sur le quai. Qui prendrait le train à Biarritz à 6h05 ? Pour Bordeaux ? Personne. À mesure que nous approchons de la capitale régionale d’Aquitaine, le TER inter cités train régional, prend la fonction de train de banlieue, il ralentit l’allure, rétrécit sa zone de transport, multiplie les arrêts, engouffre des voyageurs debout. Les gens qui montent à Pessac, par exemple, ne sont pas des voyageurs, mais des banlieusards, ils vont travailler et l’on remarque immédiatement qu’ils sont des commutants parce qu’ils n’ont pas l’air effaré d’un voyageur occasionnel, ils ont la mâle assurance des transhumants réguliers, des outre-périphériques du quotidien, ils n’ont pas de valise, juste un sac à main ou une sacoche, ils se reconnaissent entre eux, parlent du bureau, des potins de couloir, le chef a dit et ils échangent les adresses de solde. Cette promiscuité est bizarre, étrange, perturbante. Qui a payé un voyage dans l’espace déteste se retrouver dans un petit train touristique. Dans un train de banlieue, les places ne sont pas réservées, tout le monde se bouscule pour occuper les meilleures, tandis que les plus faibles, les plus jeunes ou plus vieux des voyageurs, les femmes enceintes et les convalescents, se retrouvent debout avec un pâle sourire de résignation. Dans un train de grande circulation, les places sont réservées, les fesses des caïds de banlieue se retrouvent reléguées sur les strapontins des sas et humiliées par les contrôleurs qui les ont à l’œil. Ici, dans ce train hybride, transsexuel, un train à voile et à vapeur, se mélangent banlieusards et grands voyageurs.

         Le train arrive à Bordeaux à 8h15. Nous changeons pour le TGV Bordeaux Marseille, les places sont numérotées, le nom des villes sonne les vacances, la Provence, le Languedoc Roussillon, le Lubéron, le soleil, les plages, Palavas les Flots, Nîmes, Béziers, Montpellier, Narbonne. Par moment, nous longeons le canal du Midi, des images qui nous rappellent l’enfer d’une autre randonnée. Le train est envahi par des colonies de vacances. C’est le départ, ils sont calmes, ils sont un peu inquiets leur avenir, qui seront les copains, les monos sont-ils sympas. Au retour, ils seront tout excités, ils se raconteront leurs vacances, les fêtes, leurs impressions, à voix forte, un peu ternie par l’émotion de la séparation au bout de la ligne. Mieux vaut prendre ces trains avant le 14 juillet, pendant l’époque des départs.

         Le train se nomme TGV  mais le bar est austère, sans place pour se reposer, sans comptoir pour manger debout. Nous arrivons en Avignon, par la gare TGV, distincte désormais de la gare centrale. Un bus fait navette vers le centre. Un train vaut combien de navettes ? Elles sont vite remplies, mais le public est festivalier, plutôt de gauche, les anciens renseignent les nouveaux, on plaisante, poussez-vous vers le fond. Une voix dit à la machiniste, démarrez et puis freinez brusquement, vous allez voir, ça va tasser la marchandise. La canne permet une place assise. Le bus nous dépose sous les remparts. La valise roule avenue de la République jusqu’à la Place de l’Horloge. La foule est énorme, compacte, composée d’offres et de demandes. Je reconnais tout de suite mon quartier, la Goutte d'Or. On distribue des tracts qui ici se nomment fliers. À Paris, on propose des coupes de cheveux, des téléphones, des marchandises contrefaites, des séances de marabout, des cigarettes de contrebande, des promesses de bonheur. Ici, on nous propose des spectacles à la sauvette. Des classiques, du cabaret, du cirque, de la comédie et des drames. Du cul, mais «  pas vulgaire », de qualité. Et le bonheur sur terre, devant scène, sur scène, du bonheur côté cour, du bonheur côté jardin. Les églises s’y sont mises aussi. Elles ont leur parole à distribuer, comme au théâtre, au début était le verbe. Dans les salles paroissiales, des spectacles montrent des gens dans la douleur qui trouvent Dieu, des mal-croyants qui trouvent la lumière, sur les parvis se trouvent des bougies comme des quinquets de théâtre. Les comédiens nous interpellent. Vous êtes ensemble, je vous félicite. Que faites-vous cet après-midi. Venez rire et venez pleurer. Au milieu des acteurs grimés, un monsieur déclame. Il me regarde, il remarque ma canne. Il me demande si je veux être guéri tout de suite, et gratuitement. Je réponds, non, surtout pas. Parce que s’il réussit à me guérir de ma sciatique, je deviendrais croyant et toute ma vie d’athée serait à reconsidérer.

         Les mendiants et les SDF avec des chiens ou des enfants sont aussi n nombreux que dans mon quartier. Ici, les agents de police les font circuler. Ils n’ont pas le droit. Les SDF qui dorment près des hôtels de luxe ou du Palais des Papes se voient offrir des couvertures propres, ce sont des SDF  quatre étoiles.

         En Avignon, le seul bâtiment ou rien ne se joue est celui qui porte le nom de théâtre. Les comédiens continuent de s’activer. Ils distribuent des dépliants et on les reconnaît parfois sur la photo tendue. Ils doivent tout faire, la publicité, la billetterie. Faire rire si le spectacle fait rire, faire pleurer s’il fait pleurer. Une dame âgée nous tend un flier : C'est une vieille dame qui raconte sa vie pendant la guerre, elle était cachée dans un petit village, c’est drôle et émouvant à la fois, elle en a la chair de poule rien qu’en nous parlant. C’est elle qui tout à l’heure nous jouera la vieille dame si nous allons la voir. Une autre vieille dame joue une vieille dame pas drôle, qui tend un journal des sans-abris, suivi d’une jeune enfant, elle nous joue sa pièce et veut se faire payer tout de suite, la publicité pour le spectacle et le spectacle se confondent. C’est du théâtre de rue. Une guillotine, un vélo, des danseurs, des affiches.

         Le soir, cour d’honneur, Par les villages de Peter Handke, mis en scène Stanislas Nordey. Les martinets fendent l’air et ne se tairont plus de toute la soirée. Je me rappelle Gérard Philippe qui joue le Cid, les escaliers sonores, les débats à l’ombre des vergers. Le décor qui est l’histoire de France. Les acteurs bougent peu, ils déclament tous sur le même ton, sur la musique monocorde d’un prophète dénonciateur. Tous les personnages sont en colère, on ne sait pas toujours contre qui et contre quoi car parfois la musique vient couvrir les paroles. L’auteur et ses personnages sont en colère contre le monde entier. Les poètes sont partout en colère contre les dictatures qui les bâillonnent, les exilent, les censures, les fusillent, les emprisonnent. Handke est en colère parce que personne ne le persécute, parce qu’on lui offre le lieu le plus convoité de tout auteur de théâtre, le plus fabuleux de toute l’Europe, qu’il peut y montrer ses colères en braille, en trois dimensions, et il peut ainsi crier ses colères qui rebondissent sur les murs du Palais des Papes. Les spectateurs ont le droit de quitter la cour d’honneur à l’entracte sans craindre de perdre leur emploi.

         Nous avons vu neuf pièces, Kss kss, deux clowns qui savent tout faire sans rien dire, Projet Luciole, dramatisation de textes philosophiques qui tombent en neige des ceintres, Colorature, une dame que la fortune permet de chanter faux, mais de manière juste, Motobécane, drame paysan picard ou un ouvrier agricole légèrement demeuré mais avec un gros cœur, aide une petite fille en détresse  et en paie le prix fort, Oléanna, de David Mermet place face à face un professeur macho moyen et une étudiante féministe radicale. Le prof paie pour tous les autres. Comme l’ouvrier agricole paie pour les autres. Une porte doit être ouverte ou fermée, de Musset. Dîner avec Mirène, théâtre et famille. L’année prochaine, en Avignon, nous louerons un grand appartement, les enfants viendront et le soir, nous parlerons théâtre et famille.

         Si toute l’année ressemblait à un festival de théâtre… Nous serions tour à tour auteur, comédien, distributeur de tracts, éclairagiste, décorateur, spectateur, metteur en scène, menteur, déçus, émus, des permanents du théâtre. Les affiches orneraient les murs de notre chambre et les restaurants joueraient la musique de Lulli. Nous ne prendrons plus le train pour venir, ni le train pour repartir, nous serions tous les jours en scène.



jeudi 4 juillet 2013

reconquête du Bronx ou normaliser un quartier?

     Le classement en Zone de sécurité prioritaire se justifie, selon ses défenseurs, parce que la Goutte d'Or était devenue une zone de non-droit. La reconquête de l’espace public par la police est donc une condition pour que le quartier reprenne un fonctionnement normal. On compare à ce qui s’est fait dans la « reconquête » des favelas au Brésil ou ailleurs : l’État et les services publics n’existaient plus à l’intérieur de ces territoires entièrement contrôlés par les bandes mafieuses. Pour retrouver les services publics, écoles, postes, administrations, centres sociaux, etc. il fallait d’abord reconquérir l’espace public par la force. Cette reconquête est une condition nécessaire pour que les habitants et les services publics puissent vivre et fonctionner normalement. La sécurité est la première des libertés. Sinon, on dérive vers des sociétés dominées par la brutalité délinquante, comme le Mexique soumis aux cartels de la drogue. Pour justifier le classement de la Goutte d'Or en Zone de sécurité prioritaire, il faut accepter comme une réalité les stigmatisations médiatiques les plus excessives.


     Or, la Goutte d'Or n’est pas une favela brésilienne ni un quartier du Bronx abandonnée aux brutalités des bandes. C’est même l’un des territoires français où l’État est le plus présent, par les écoles, les centres d’accueil, les institutions pour le logement, les bibliothèques, les centres de musique, les commissariats, les antennes des ministères du logement ou de la santé. On peut à juste titre se poser la question sur le fonctionnement de ces institutions, mettre l’accent sur tel ou tel secteur selon les nécessités. Mais en aucun cas, il ne s’agira d’une « reconquête », mais d’une politique. 

convictions

     Une personne a passé une bonne partie de sa vie à montrer, dans sa pratique et dans ses théories, que pour conduire des usagers de drogue à quitter des conduites à risques, à prendre un autre chemin, il faut créer un climat de confiance, d’accueil, qui redonnera la force à cet usager de se considérer comme un sujet qui mérite des soins. Elle est dans une salle où le préfet déroule les mesures conséquentes au classement du quartier en Zone de sécurité prioritaire. Elle entend le préfet dire fièrement que dans la lutte contre la drogue, des usagers de drogue sont systématiquement déférés au parquet et orientés vers une « injonction thérapeutique ». Elle sait que ces injonctions ne servent à rien, que l’usager doit décider seul, que les accueils des usagers restaient inutiles dans toutes les institutions parce qu’on leur demandait d’être « guéris » avant même pour pouvoir prétendre à des soins. Elle sait tout cela et pourtant elle se lève pour justifier la présence de la police dans le quartier.

     Quelles sont les raisons qui poussent les personnes à se contredire? Quelles sont les raisons qui poussent les rancœurs personnelles à chasser les convictions les plus ancrées, les pensées les plus fondées, pour simplement dire le contraire d’une autre personne hier encensée, aujourd’hui vilipendée ? Une fois qu’on aura additionné les statistiques, l’histoire, la sociologie, les intérêts, les systèmes religieux ou les traditions centenaires, il reste toujours place au ressentiment, aux blessures narcissiques, aux colères particulières. Heureusement ou malheureusement, les individus ne se laissent jamais enfermer par des systèmes. Ils s’échappent toujours.