mardi 21 décembre 2010

Aurore Martin

Aurore Martin, entre en clandestinité le 21 décembre 2010 parce que le lot du Pays basque c’est, je cite « les extraditions de dizaines de militants politiques, les tribunaux d’exception, la torture dans les commissariats et casernes, les partis politiques interdits, des quotidiens fermés et des journalistes torturés et incarcérés, des arrestations massives ». Vous avez bien lu, Aurore Martin ne parle pas de la Chine, de la Biélorussie, de l’Iran, de Cuba ou de la Corée du Nord. Elle parle du Pays basque.

En trente ans d’activité, L’ETA a tué 850 personnes, des conseillers municipaux, des policiers, des journalistes, des universitaires et des patriotes basques qui n’étaient plus d’accord. Elle a perdu 250 membres, des etarras qui se sont fait tuer parce qu’ils refusaient les solutions négociées et démocratiques que Batasuna souhaite mettre en place aujourd’hui. Si je compte bien, le total est de 1100 personnes mortes pour rien.

Aurore Martin, qui a longtemps soutenu cette orientation, ces refus, ces folies, a une pensée émue pour tous ceux qui comme elle, vont passer les fêtes de fin de fin d’année loin de leurs proches. Elle ne semble pas adresser ce message aux 1100 victimes de l’ETA.

lundi 13 décembre 2010

extradition

Aurore Martin est une militante de Batasuna, aile politique de l'ETA, un parti interdit en Espagne et légal en France. Le gouvernement espagnol réclame son extradition car elle est accusée d'être membre d'une organisation interdite. Elle n'est pas accusée d'avoir commis des attentats ou des crimes. En France, elle a soutenu les actions les plus radicales de l'ETA, mais n'y jamais participé. En résumé, le gouvernement français veut extrader Aurore Martin pour délit d'opinion. Au nom des droits de l'homme, de nombreuses personnalités se sont prononcés contre l'extradition et ce serait leur faire injure que de leur attribuer une quelconque sympathie pour les actions terroristes de l'ETA.
Ce n'est faire injure à personne, en revanche, que de leur attribuer une certaine naïveté. Nous savons très bien que les nationalistes extrêmes ont toujours recherché l'appui de personnalités modérés pour des revendications dites humanitaires: rapprochement des prisonniers, condamnation des tortures. Entre eux, ils les nomment "les idiots utiles", un terme qui était déjà utilisé pour les compagnons de route des communistes. Le chemin entre l'appui à ces revendications humanitaires à l'appui politique au nationalisme extrême se construit ainsi par la recherche d'alliances avec des démocrates sincères. D'une déclaration de principe, on passe à des manifestations plus musclées comme à Saint-Jean de Luz et on demandera demain aux démocrates sincères de demander la libération des manifestations.
Donc, prenons position contre l'extradition d'Aurore Martin. Les conseillers municipaux qui ont pris cette position n'ont jamais, à ma connaissance, apporté une quelconque solidarité aux conseillers du pays basque espagnol qui devaient se déplacer avec des gardes du corps. Ils n'ont jamais envoyé de délégation aux enterrements des victimes de l'ETA. A une cérémonie contre l'assassinat d'un policier à Vittoria, il y a avait deux conseillers du groupe de gauche de la ville de Biarritz pour apporter leur solidarité. Et personne d'autre. A ma connaissance, il n'y a pas eu beaucoup de manifestation de soutien aux forces politiques au pays basque espagnol qui luttent pour le retour d'une démocratie pacifiée. Mais contre l'extradition d'Aurore Martin, l'indignation justifiée se réveille.
Pour éviter toute ambiguïté, la méthode est pourtant simple: il suffit de dire: nous prenons position contre l'extradition pour délit d'opinion en précisant que nous voulons pour Aurore Martin ce que l'ETA a toujours refusé à ses victimes: le respect des droits de l'homme.

Maurice Goldring 38 rue polonceau 75018 paris Tel 06 30 72 04 35 maurice.goldring@wanadoo.fr

mercredi 1 décembre 2010

candidatures

La candidature de Ségolène Royal est ce que les gens de la presse appellent un marronnier : elle est saisonnière, prévisible et pourtant, il faut en parler, comme du verglas en hiver. Elle se moque ainsi des décisions collectives, du calendrier adopté. Mais il lui faut rattraper les points perdus. Alors tout est bon: le retour de la retraite à soixante ans, l'alliance avec la gauche radicale et la voiture électrique sur les routes chinoises. Dans un autre domaine, mais tout aussi efficace, Eric Cantona propose de faire la révolution en retirant l'argent déposé dans les banques. Si vingt millions de clients retiraient leurs dépôts, les banques seraient en faillite, les halls de banque serviraient de logements d'urgence et Cantona irait vivre en Suisse.
Pourquoi ça marche? Parce que le parti socialiste a perdu l'habitude discuter des questions de fond Les batailles de clan ont remplacé les débats d'idées. Le dernier vrai débat a eu lieu sur l'Europe. Depuis, plus d'affrontement sur rien, plus rien sur ce qui risque de diviser. Le silence des idées laisse toute leur place aux bateleurs.

jeudi 18 novembre 2010

multiculturalisme

Multiculturalisme

Le quartier est la Goutte d'Or, le lieu le carrefour entre la rue Polonceau et la rue des Gardes. Une voiture conduite par une femme de type caucasien pile devant deux petits Africains qui traversent la rue en courant. Derrière, un conducteur type Africain du nord, freiné dans son élan, klaxonne. Furieuse, la caucasienne sort de sa voiture et dit avec un accent canadien à l'Africain du Nord qu'elle a freiné pour éviter d'écraser des enfants, il voulait que je les écrase, peut-être? Le type Africain du Nord continue à grommeler. De l'autre côté de la rue, un type âgé, type Africain du Nord, dit "elle est raciste, cette dame". Un autre type, type Africain du Nord, lui dit qu'elle a raison, on n'écrase pas les enfants et c'est l'autre qui a tort. Un type, type Juif ashkénaze, dit au premier que c'est de la folie de traiter de raciste quelqu'un qui évite d'écraser des petits Africains. Il persiste: elle est raciste. L'autre dit non, elle n'est pas raciste. Il se fait engueuler par le premier qui a la sensation que son copain le trahit. Une femme type Africaine de l'Ouest, dit elle a raison. Le mec type juif ashkénaze dit que oui, elle a raison. Les voitures repartent, tout le monde se sépare en se disant bonsoir. C'était hier soir, à six heures du soir, à l'angle de la rue Polonceau et de la rue des Gardes.

mercredi 17 novembre 2010

salle de consommation

Edito alter EGO

Dans les petites unités industrielles, on ne voyait pas les familles qui travaillaient quinze heures par jour, hommes, femmes, enfants à partir de quatre ans. Ils dormaient dans les ateliers, invisibles au passant. Les nécessités techniques requérant de grandes unités, les ouvriers dormant dehors, mourant dehors d'épuisement, sont devenus visibles. Des mesures de réduction des risques ont été prises, sous la pression conjuguée des premières corporations syndicales et des indignations humanitaires : on interdit le travail des enfants, on réduisit les journées de travail, on construisit des logements et des hôpitaux.
Il y eut la misère. Quand elle devint trop visible dans les grandes villes, on décida la combattre en lui déclarant la guerre, en emprisonnant les pauvres dans des prisons ou dans des asiles où ils devaient travailler pour vivre. Sous la pression conjuguée des mouvements sociaux et des organisations philanthropiques, on inventa la protection sociale, les logements accessibles, les écoles gratuites, les assurances sociales, les dispensaires de soins.
Il y eut la drogue. Boire un petit coup c'est agréable. Le gris que l'on prend dans ses doigts et qu'on roule. L'opium se fumait dans des établissements fermés. Le cannabis dans des soirées festives, l'alcool dans les cafés ou dans les salles à manger. Puis des consommateurs qui n'avaient pas de travail et pas de logement se mirent à consommer là où ils pouvaient, dans la rue, dans les couloirs des immeubles, le long des squares, sous les ponts de chemins de fer. Ils devinrent visibles et on déclara la guerre à la drogue.
La drogue devint le lieu de tous les maux, de tous les vices, de toutes les difficultés. Elle envahit tout, détruit et corrompt l'humanité, elle est l'arme principale dirigée contre les sociétés occidentales. On déclara la guerre à la drogue. Les résultats en sont connus. des milliards dépensés en vain, la vente et la consommation ne cessent d'augmenter.
Il n'y a pas la drogue, il y a des drogues, et surtout il y a des comportements, des situations, des précarités, des misères, où les drogues jouent un rôle, mais rarement le rôle principal. Les résultats de la réduction des risques sont connus, il y a moins de morts, moins de maladies. Ils ne font pas disparaître les nombreux, les innombrables, les toujours renouvelés, facteurs qui conduisent à la consommation. Chaque fois qu'une mesure de réduction des risques nouvelle apparaît, hier la distribution de seringues, aujourd'hui les salles de consommation, les pouvoirs publics et l'opinion demandent à ceux qui la mettent en place de trouver aux consommateurs une santé, un logement, un emploi et une famille. Ceux qui sont aux premières lignes sont soumis à cette énorme pression et ils fatiguent parfois de ne pas pouvoir toujours transformer l'enfer en paradis.
Quand les misères, les douleurs, les souffrances, les d'angoisses, les précarités auront disparu, il n'y aura plus de drogue. Effectivement, on consomme moins au Père Lachaise que dans les squats.

vendredi 12 novembre 2010

chronique goutte d'or

Maurice Goldring, chronique d'un habitant de la Goutte d'Or
Selon les jours, le temps, les informations et les états de santé, l'humeur change. Il ne faut pas grand-chose. Le matin, avant dix heures, les rues sont propres, les marchands de drogues et de contrefaçons dorment encore, les commerçants ouvrent leurs rideaux et se saluent les uns les autres, un verre de café à la main. Des jeunes en bonne santé partent au travail, ils descendent de la butte ou de la Goutte d'Or, ils ont un passe Navigo et achètent Libération au kiosque où se vendent les titres nationaux, les titres étrangers, Le Guardian, le Herald Tribune et El Païs. On se croirait aux Champs -Elysées ou dans la salle d'attente d'un aéroport parisien. Des jeunes gens distribuent les journaux gratuits aux voyageurs pressés.
Ensuite arrivent les distributeurs de prospectus pour guérisseurs, rebouteux, chamans, sorciers, mages, marabouts. Leurs feuilles légères s'envolent et tapissent les trottoirs comme des pétales de fleurs qui accueillent les mariés à la sortie de l'église. Puis s'installent les vendeurs de vêtements, de chaussettes, de sous-vêtements, de ceintures, d'écharpes, de bijoux, de montres, jeunes, sportifs, il faut courir vite avec le baluchon sur le dos quand la maréchaussée s'approche. Puis les vendeuses de maïs chaud, souvent des Africaines, et les jeunes Maghrébins qui proposent des cigarettes Le trottoir n'est pas extensible, tout ce monde se dispute le territoire entre eux et avec les autres négociants légaux. La personne qui va faire des courses avec un caddy doit se frayer un chemin. La Goutte d'Or c'est la Loire en période de sécheresse, un mince filet de passants réussit à se faufiler entre les bancs de sable. Les usagers de drogue et les vendeurs se cherchent. Le soir, beaucoup plus tard, les prostituées s'installent aux carrefours.
L'habitant de la Goutte d'Or n'aime pas qu'on décrive son quartier comme s'il n'existait pas entre sept heures et dix heures.

mardi 2 novembre 2010

égalité

Dans un système aristocratique ou de caste, les carrières, les métiers, les pouvoirs sont déterminés par le lieu de naissance. Dans un système démocratique, il faut que des institutions accordent des légitimités de compétence qui fassent coïncider privilèges de la naissance et égalité républicaine. En France, ce sont les grandes écoles. Elles sont justes: les concours sont anonymes. Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, c'est l'argent. Le système est injuste. Les entretiens d'accès ne sont pas anonymes, les études sont très chères. Au final: par un système d'aide, de bourses, de formation permanente, les classes populaires sont mieux représentées dans les grands établissements des pays anglo-saxons que dans la France républicaine. Ça pose un problème?
Jusque là, la gauche n'a jamais touché aux grands écoles, aux grands établissements. Claude Allègre a essayé. En vain. Les profs des classes de préparation sont descendus dans la rue parce qu'on voulait toucher à certains privilèges scandaleux, avec l'aide des républicains Finkelkraut et Régis Debray. Le projet fut abandonné. Le système est puissant. On ignore généralement qu'au plus fort du mouvement de mai 68, les concours se tenaient, assurés le jour par les enseignants qui luttaient le soir pour l'abolition des privilèges, et les étudiants les plus enragés n'étaient pas absents aux oraux de normale ou de polytechnique.
Je ne vous parle pas d'un détail. L'accès aux grands établissements assurent des privilèges pour la vie. Et même pour la mort. Voyez les nécros: jamais un mort n'est un ancien de l'université de la Paris ou de Toulouse, mais son corps froid est celui d'un ancien de normale ou de l'X. Ce système marque toute la société: il inclut à vie et il exclut à vie. La majorité de la société n'y accède pas et ne pourra jamais y accéder, car le système de formation permanente est notoirement inefficace. Il reste le sport et la chanson, et tant pis pour les maigrichons qui chantent faux. Ce système élitiste joue un rôle de premier plan dans le malaise social.
Comment faire? La révolution? c'est d'envoyer les riches et les mains blanches à la campagne ou dans des camps de rééducation, et de peupler les universités et les écoles des prolétaires. On a essayé, pas terrible. Le compromis social. Graduel. Soutenir ce qui se fait dans ce domaine (voir l'ena, la voie parallèle qui a provoqué tant de résistances) ou sciences po. Ne pas mépriser ces efforts. Le compromis social, c'est aussi regarder ce qui se passe dans les écoles de la Goutte d'Or.
Annoncer une volonté: c'est 1. Le pays ne pourra pas assurer la promotion démocratique des élites en généralisant le système des grandes écoles qui est le plus coûteux et sans doute pas le plus efficace en termes de formation de haut niveau. Donc répartir les ressources. En budget, dans le territoire. Ce qui signifie soutenir les filières sélectives au sein des universités.
2. montrer l'exemple. Le PS est le reflet fidèle du système scolaire élitiste. Assurer la promotion permanente des cadres issus des milieux populaires. En regroupant les ressources qui existent: fondations, contrats avec les universités, une école nationale de promotion. Un observatoire de la diversité sociale, indépendant, qui mesure les progrès. Ce qui suppose dans l'immédiat la renonciation au cumul des mandats, immense obstacle à la promotion de militants et des militantes;

jeudi 14 octobre 2010

musique sérielle

Le combat contre l'injuste réforme des retraites prend de l'ampleur. Il rassemble une majorité de Français sur la base d'une opinion simple: il faut une réforme, mais pas celle-là. Les dirigeants syndicaux unis élaborent des mots d'ordre et des formes d'action qui amplifient le mouvement social. Ils ne vocifèrent pas d'impossibles objectifs, comme retraite à 60 ans ou grève générale.
La droite combat le mouvement en le dénaturant: les manifestants refusent toute réforme. C'est un mouvement minoritaire, manipulé par les politiques et par l'extrémisme.
Le mouvement syndical est uni et responsable. Il vise à combattre l'injustice de la réforme. Le mouvement politique est désuni et irresponsable. A l'extrême-gauche, on recherche l'affrontement et pas le compromis. Les actions minorisantes, les actions "dures", sans se poser la question : "dures pour qui?". Le parti socialiste, porteur de l'alternance est désuni et parle à plusieurs voix. Ségolène Royal confond slogans et politique. Elle demande un jour l'impossible retour à la retraite à 60 ans, le lendemain un impossible référendum sur la question et toujours pour rester au centre, appelle les jeunes à descendre dans la rue. Sa stratégie est lumineuse: elle veut absolument être la candidate socialiste qui sera battue au second tour en 2012.

mardi 12 octobre 2010

radicalisation

Radicalisation


"C'est le gouvernement qui radicalise le mouvement". La formule est ambiguë. Si elle veut dire que le gouvernement a intérêt à radicaliser le mouvement parce qu'il peut plus facilement défaire une minorité énervée qu'une majorité résolue, on peut la comprendre. Si elle vise à justifier ou "comprendre" des actions minorisantes, alors, la formule est politiquement dangereuse. Quand de petits groupes animés par des militants de l'extrême- révolte décident de mener des actions spectaculaire, ce n'est pas le gouvernement, c'est le petit groupe qui décide, et c'est ce groupe qui doit être combattu. Pas en participant à des meetings avec ses leaders, pas en essayant de tourner à gauche les discours incendiaires ou jusqu'auboutistes. En le combattant politiquement.

dimanche 12 septembre 2010

castro

Dans Cuba socialiste, dans Cuba de Fidel Castro, les homosexuels étaient considérés comme contre-révolutionnaires et envoyés dans des camps de rééducation. Dans un entretien au journal mexicain La Jornada (Le monde, 3 septembre 2010), Fidel Castro reconnaît ce fait et sa responsabilité. Au beau milieu de la crise des missiles, Fidel était pris par la politique. "échapper à la CIA qui achetait tellement de traîtres, parfois parmi nos proches, n'était pas une chose facile". Grâce à Mario Castro, la situation s'est améliorée. Mario Castro est la fille de Raul Castro, la nièce de Fidel.

Grâce au liquide-vaisselle concentré, une petite goutte permet de laver des piles d'assiettes. Ici nous avons du concentré d'information, une petite goutte fait bouillonner la réflexion. D'une part, les homos étaient envoyés dans des camps de rééducation, on le savait. Fidel Castro le reconnaît, mais quand même, la situation était tendue, et la CIA active. Faut-il entendre que les homos étaient des traîtres en puissance? Il faut l'entendre. Parce que dans les années cinquante, dans le PCF dont j'étais membre, on disait des homosexuels, bon, il ne fallait pas les fusiller, mais quand même, étant donné leur "déviation", ils pouvaient être arrêtés et la police pouvaient les utiliser comme traîtres et infiltrés. Nous étions castristes.
D'autre part, pour que les choses changent, inutile de créer des associations, de manifester, de voter, de protester. Il faut convaincre la nièce du dictateur, elle saura faire bouger les choses.

Mais direz-vous, la démocratie, c'est un luxe de riches. Erreur. Les migrants, pas les plus riches, qui sont d'une grande sensibilité sociale et politique, ne vont jamais assiéger les ambassades de Fidel Castro, d'Hugo Chavez, d'Ahmadinajad, de Kim Jong Il, de Poutine. Ils choisissent toujours les pays démocratiques comme lieux d'arrivée. Demandez-leur pourquoi.

mercredi 8 septembre 2010

paul Noirot est mort

Paul Noirot jeudi 9 septembre 2010

Dans le paysage politique des années 1970, Paul Noirot a été une borne lumineuse. C'est ce témoignage que je veux porter en guise de condoléances à sa famille, à ses proches. Les militants communistes qui rompaient avec leur parti, qui rompaient avec le communisme même, se retrouvaient comme des demi-soldes de la révolution. Pour ceux qui étaient leurs adversaires, ils restaient d' anciens communistes. Pour l'administration communiste, ils étaient des traîtres, des fuyards, ou pire, des repentis. Pour nous qui avons à des périodes différentes franchi le pas, nous quittions une immense excitation, qui consistait chaque jour à faire la révolution, et une une immense fraternité, pour se retrouver dans le vide.
Parmi les militants intellectuels, certains avaient la chance ou le privilège de se placer sous la protection des institutions. Elles ne remplissaient pas le vide. Pour ceux d'entre nous qui étaient des journalistes bénévoles ou salariés, les débouchés étaient rares. La presse communiste nous était désormais fermée, mais les autres moyens d'information ne se précipitaient pour nous accueillir. Le PCF même affaibli restait une force avec laquelle il fallait compter et beaucoup ne voulaient pas se fâcher en permettant que s'expriment chez eux des personnes que la direction avait excommuniés.
Paul n'était pas du genre geignard. Il n'y avait plus de lieu pour écrire, il les créa. Politique aujourd'hui, Politique hebdo. Des lieux où se rencontraient des personnes, des idées, des projets. Nous qui avions le sentiment qu'on voulait nous faire taire, qu'on ne voulait pas nous entendre, nous avons pu à nouveau écrire, parler, être imprimés, corriger des épreuves, sentir l'odeur du papier, protester contre des coupes, provoquer des approbations ou des critiques. Nous retrouvions un ancrage.
Quand Paul Noirot a été exclu du PCF et qu'il a lancé Politique aujourd'hui, il recueillit l'appui de nombreux intellectuels membres du PCF. La direction communiste lança une campagne d'exclusion et d'intimidation: il fallait choisir entre participer à la revue de Paul et l'appartenance au Parti communiste. J'étais alors membre responsable du PCF à la fédération de Paris et à ce titre, j'ai participé à cette campagne d'exclusion et d'intimidation. Je tenais à jour la liste des délinquants et chaque fois qu'un nom se retirait, on me félicitait, chaque fois qu'un nom restait, on me pressait d'intervenir à nouveau. Quand vint mon tour d'être intimidé, puis exclu, j'ai trouvé grâce à Paul, qui connaissait tout ça, des lieux où je pouvais écrire. Bien sûr, il y a très longtemps, mais il ne faut pas confondre amnistie et amnésie.
L'histoire se fait avec des hommes qui font des choix. Paul Noirot a été un acteur de cette histoire et les choix qu'il a faits méritent le respect. Tous ceux qui ont partagé sa vie et ses aventures continueront d'en témoigner.

dimanche 5 septembre 2010

tours angers

Tours-Angers août-septembre 2010

J'ai eu beaucoup de mal à intégrer le nom de la ville d'Angers, terme de ce périple. J'ai persisté jusqu'au bout, jusqu'au dernier jour, à dire "Agen" au lieu d'Angers. Ce qui irritait, à juste titre, ma co-randonneuse. Bien sûr, entre Angers et Agen, on a le droit de tromper. Mais pas de se tromper tout le temps. Au point où en arrivant à Angers, je me suis arrêté pour demander le centre de la ville et j'ai demandé à deux messieurs qui manifestement étaient commerçant à Angers où était le centre d'Agen et ils m'ont répondu qu'ils ne savaient pas, parce qu'ils étaient d'Angers. Ma co-randonneuse était irritée parce qu'elle était certaine que je le faisais exprès alors que pas du tout. Elle n'aimait pas me dit-elle qu'on se foute de la gueule des gens comme ça, j'aurais pu répondre que moi non plus je n'aimais pas qu'on se fiche de la gueule d'Agen, mais j'ai senti que ce n'était pas le moment. Attention danger, pas d'Agen.
Je connais l'origine de cette erreur. Pendant toute une vie parentale, j'ai utilisé l'expression "prunauda" quand l'un des enfants pleurnichait à la suite d'une chute, d'un cou, d'un bobo. Pourquoi prunauda? Parce que pruneau d'Agen. Faut-il expliquer? Bien sûr que non. En choisissant l'itinéraire le long de la Loire de Tours à Angers, je me persuadais que j'allais enfin acheter des pruneaux à Agen. J'en étais certain. On peut se tromper, non? Et quand nous sommes arrivés à proximité d'Angers, j'ai commencé à dire que nous allions acheter des pruneaux, ma co-randonneuse n'a pas compris. Quand elle avait mal et qu'elle se plaignait, je lui disais encore récemment, pruneauda, parce que… Mais pas pruneau d'Angers, ça n'a aucun sens. Bref, à cause de ça, il y eut sur la côte de l'Ardoisière une certaine tension accentuée par une montée cagnardeuse.
Sinon, rien. On était bien. Le temps: du soleil, mais pas trop chaud. Entre 18 le matin et 25 au plus fort. Les pistes bien entretenues. Bien balisées. Un peu de vent, juste pour dire que le vent fatigue. Les hôtels deux étoiles confortables, les hôteliers aimables, les lits à point, le petit déjeuner varié. Les restaurants abordables, cuisine angevine. Pas d'incident, donc. Si: cet épisode relaté plus haut, sur Angers et Agen, rien du tout.
Si tout se passe bien, il n'y a plus rien à raconter. Ou à dresser la liste des monuments que nous avons vus ou visités: La cathédrale Saint-Gratien à Tours, les jardins de Villandry, nous avons heureusement évité le château d'Azay le Rideau, le château d'Ussé, le château de la belle au bois dormant, le superbe château de Chinon que nous avons visité, le château de Montsoreau rendu célèbre par Alexandre Dumas, l'abbaye de Fontevraud, à laquelle nous avons renoncé, les village troglodytes, les caves vinicoles, le château d'Angers avec sa tapisserie sur l'Apocalypse qu'on vient visiter du monde entier. Un chemin d'ardoise. Nous tenons à qui le demandera quelques dizaines de photos de toutes ces merveilles avec ma co-randonneuse ou moi comme premier plan. Vers sept heures, nous prenions un Martini sur la place principale en lisant la presse du jour quand nous avions pu nous la procurer, parce que question de journaux, il faut se lever de bonne heure.
Les vélos étaient confortables, avec sacoches, une chambre à air de secours, un gilet fluorescent, des casques de protection, une bombe d'urgence en cas de crevaison, des clés nécessaires pour démonter et remonter les roues. A Chinon, l'ascenseur pour visiter la forteresse était gratuit. Les films du soir étaient moyens, sans plus.
Tout ça pour dire ce que tout le monde sait déjà, que le bonheur est emmerdant et qu'il faut des incidents pour corser, pour pimenter, un récit. Tenez, même la traversée d'un bras d'eau en bac à chaîne, vous vous rappelez la scène du Marais Poitevin? Ici, le même bac, la même chaîne, nous tirons nonchalamment le bas qui vient doucement à nous, nous montons les vélos, nous tirons l'autre chaîne et glissons légèrement sur l'eau plane, et à quoi parler d'une scène sans sel?
Allons, ne te décourage pas. En cherchant bien, tu ne trouveras rien? Mais non, rien. Des broutilles, sans intérêt. Il y eut bien le jour où nous avons commandé un Martini rouge et le garçon nous apporte deux Martinis blancs. A l'échelle de la planète, rien, mais sur le coup, une certaine indignation nous gonfla la poitrine. Et entre les cyclistes? Pareil. Beau fixe. Bon, si on cherche, on trouvera des coups de fil de l'extérieur, mais peut-on les insérer dans le récit d'une randonnée? Des crises de famille, des amis âgés qui meurent, on l'attendait, mais on ne savait pas la date exacte, ça fait toujours un choc. Une réunion reportée. Des coups de fil qu'on attend et qui ne viennent pas. La perspective d'impôts supplémentaires. Le nombre de chômeurs augmente. La délinquance grimpe en flèche. Les tensions politiques et sociales s'accentuent. Les attentats en Irak et au Pakistan se multiplient. La planète est en danger. Mais toutes ces terribles nouvelles arrivent sur les chemins de randonnée en ayant perdu leur puissance dramatique, comme la vague la plus haute se retrouve clapotis sur le sable.
Pourtant, quelques amis attendent notre récit. Je ne vais pas les décevoir. Quand nous partons en randonnée, nous savons bien qu'en fait partie, comme une étape supplémentaire, comme la dernière étape, en fait partie le récit. Sans récit, sans cette dernière étape, pas de randonnée. Un événement sans archives, sans griffure sur la roche du temps. Que même les randonneurs auront oublié. Alors que le récit donne réalité. La seule réalité. Tout le reste a disparu. Par exemple les crampes.
Le premier jour, les crampes arrivent la nuit. Nous ne sommes pas assez entraînés pour les faire disparaître. Il faudrait tous jours faire nos trente kilomètres, mais c'est impossible. Au-delà de vingt-cinq kilomètres, ce n'est plus de l'entraînement, c'est déjà une randonnée, avec co-randonneuse, trousse de secours, chambre d'urgence, outils de succion, pinces exploratoires et bière à l'arrivée. Si je dépasse les Vingt-cinq kilomètres, si je les raconte, cette balade devient une randonnée et on ne peut pas, enfin ni moi ni ma co-randonneuse, passer notre vie à randonner. Passer notre vie six jours par semaine à randonner, et le septième jour écrire le récit de notre randonnée. Ce n'est plus une vie. Il y a aussi d'autres impératifs, dont l'absence de récit n'affaiblit pas l'urgence. Comme nous ne pouvons pas nous entraîner suffisamment, le manque d'entraînement aboutit toujours la première journée aux crampes. Une crampe est une crispation musculaire extrêmement douloureuse, qui arrive au moment du repos, quand on va s'assoupir, quand l'attention se relâche, alors arrive les crampes. On se lève pour marcher de long en large, sur du carrelage de préférence, on boit de l'eau, on gémit, puis ça passe, on la supporte parce qu'on sait qu'elle finit par passer, on se recouche et on s'endort. Une crampe fait mal, sans dec. Ça fait même très mal, non, sérieux, sur ma mère. Les crampes, à la différence du taux de chômage ou du réchauffement de la planète ou des voleurs d'enfants qu'on renvoie chez les vampires des Carpates, font partie de la randonnée. Elles existent parce que j'en parle ici et leur seule réalité désormais est le récit que j'en fais. Si je n'en parlais pas, si ma co-randonneuse, qui n'est pas prunauda, n'en parlait pas non plus, elles disparaîtraient dans le grenier de la mémoire. Grâce au récit, elles poursuivent leur chemin de bourreau des innocents.
La sciatique aussi fait partie de la randonnée. Désormais. Une sciatique, c'est un nerf important qui se trouve pincée par une vertèbre usée et dont le réchauffement provoque des douleurs quand on marche, ou quand on fait certains mouvements. Quand je marche, j'ai mal. Quand je fais du vélo, je n'ai pas mal. Si je n'ai pas mal en faisant du vélo, cette absence de douleur peut-elle faire partie du récit, parce que si on se met à raconter toutes les absences, on n'a pas fini. Mais l'absence de douleur n'annihile pas la sciatique. D'abord, il faut un moment ou à un autre mettre pied à terre. Ensuite, on visite les châteaux, les abbayes, les zones piétonnes, les cathédrales, les jardins à la française, les maisons troglodytes, les caves à vins, les musées, les tapisseries d'Angers, à pied, et la douleur revient. C'est une première raisons pour intégrer la sciatique à la randonnée. Une seconde, plus technique. Le mouvement du cycliste mâle, cet élégant mouvement, qui consiste à poser le pied gauche sur une pédale à mi-hauteur, appuyer sur la pédale et lancer la jambe droite par-dessus la selle pour se lancer museau au vent, ce mouvement qui a fait la joie des mes années d'adolescence, que je répétais devant les filles pour leur montrer que j'étais un garçon et que le cadre de mon vélo le prouvait autant que la courbure de leur vélo indiquait le sexe de celles dont j'essayais par ce large lancer-jeter, d'attirer l'attention et peut-être l'admiration. Avec la sciatique, je n'utilise plus que des vélos dits de femmes, je ne lance plus la jambe gauche, je monte le vélo comme si j'étais une femme, comme si je portais une jupe, je lève ma jambe droite à mi-hauteur et je démarre. Allez attirer l'attention ou l'admiration dans ces conditions. Il faut trouver d'autres moyens pour compenser. Les outils du vélo fourni par la bicyclette verte s'enferment dans une pochette de plastique noire triangulaire qu'on pose au bas de la fourche de la bicyclette pour femmes. Cette pochette ajoute de l'altitude à franchir et j'ai du la décrocher pour que mes démarrages conservent leur élégance. En ce sens, oui, la sciatique fait partie du récit. Mes autres douleurs n'ont rien à voir avec la bicyclette.
Les contraintes sont connues. Il faut raconter la randonnée. Il faut dire la vérité. Il ne faut rien inventer. Sinon, c'est de la triche. Je pourrais dire que je suis tombé dans un fossé, mais ce n'est pas vrai et quel intérêt à raconter des balivernes? Pour tromper qui? Avec le temps et l'expérience accumulée, il est certain que les randonnées seront de plus en réussies, de plus en plus confortables et donc ennuyeuses à mourir à raconter. Oh, bien sûr, quand nous sommes dans la randonnée, c'est agréable de parcourir des pistes bétonnées, de ne jamais se perdre grâce aux indications serviables, de ne pas crever, de jouir du temps propice, mais comme la randonnée se termine par la dernière étape qui en est le récit, il faut bien avouer que le plaisir d'une randonnée réussie est gâchée par l'idée que le récit sera d'autant plus ennuyeux que la randonnée sera réussie, agréable, stimulante culturellement sans parler des paysages, vous ai-je dit qu'à certains endroits la Loire se réduit à un mince filet d'eau qu'on peut traverser à pied, on a même pris deux ou trois photos. Ma co-randonneuse. Pas on. C'est elle qui a pris les photos. La randonnée en Italie fut une série d'épreuves désagréables, mais le récit qui en est sorti est un petit bijou. Il faut choisir.
J'ai la solution. Pour les prochaines randonnées, nous commencerons par la dernière étape, celle du récit. Nous imaginerons des aventures insensées, des rencontres avec des bandits, le croisement d'un groupe d'universitaires maltais en séjour linguistique, des vipères dans la sacoche, des gîtes inconfortables, des pistes caillouteuses, la traversée de rivières en crue, la souffrance dans la chaleur qui cuit, des auberges rouges, des musées fermés en septembre, des batteries d'appareil photo déchargées au moment où l'hélicoptère s'écrase dans une mare. Et ensuite, en tapant le récit sur internet, nous essaierons d'obtenir les itinéraires qui correspondent, et nous l'obtiendrons car avec internet, on obtient tout. Nous partirons alors et si tout se passe comme prévu, le récit aura pris forme, à la différence des autres randonnées, où ce sont les aventures qui prennent forme avec le récit, mais pourquoi le récit n'aurait-il pas ce privilège? Pourquoi n'éprouverait-il pas à son tour les délices de la transformation créatrice?

samedi 28 août 2010

enfants

Yann vient de passer une semaine à Paris. Il a neuf ans. il est triste de repartir. Je lui dis: c'est très bien. ça veut dire qu'il a passé une bonne semaine. S'il était content de partir, ça voudrait dire qu'il a passé une mauvaise semaine. Donc, il doit être content d'être triste, parce que s'il avait été content, c'eût été triste. Donc, Il vaut mieux être content d'être triste que triste d'être content.

Je lui ai laissé d'autres messages: L'un dit mardi, l'autre mercredi, qui a raison? et aussi:
Je dis vendredi parce que ça me dit.

Il a tout compris, parce que les enfants, ça comprend tout.Moi aussi, j'ai passé une bonne semaine.

dimanche 22 août 2010

stigmatisation

J'écoute Eric Besson sur la politique à l'égard des Roms. Il dit des généralités, des mots qui pris séparément ne sont pas scandaleux. Il tient un discours républicain. Ce n'est pas Brice Hortefeux. Mais il refuse de constater l'évidence: l'opération politique à propos des Roms. S'il y avait une campagne de même nature à l'égard des municipalités délinquantes qui refusent le terrain obligé pour les gens du voyage, ou la construction de logements sociaux, de la part de la gauche, qu'aurait dit la droite? Or, chaque fois qu'on en parle: réponse des ministres: il ne faut pas jeter l'opprobre sur les mairies de droite, ni sur les maires en générale, cette campagne est honteuse. etc.

Saluons la performance. Mais les efforts d'Eric Besson sont inutiles. Dans une équipe de vidangeurs, on se moque de qui se parfume.

vendredi 13 août 2010

salles de shoot

Salles de shoot

Je ne comprends pas très bien la controverse au sujet des salles de consommation ou « salles de shoot » dites propres. Elles existent déjà. Il y a en France des lieux où se consomment des drogues dures dans des conditions d’hygiène indiscutable. Ces lieux sont régulièrement contrôlés par des inspecteurs de la santé. Les produits consommés sont soumis à une réglementation stricte pour éviter les produits frelatés si nocifs et parfois meurtriers. Les outils de consommation sont régulièrement nettoyés et désinfectés. Pour les consommateurs qui souhaitent arrêter, toute une gamme de produits de substitution leur permet d’apaiser une difficile transition. Les patrons de ces lieux veillent à éviter les conflits, appellent la police si nécessaire. Ils conseillent aux consommateurs qu’ils jugent hors d’état de conduire d’appeler un taxi. Bien entendu, ces lieux ne sont pas des petits paradis. Mais ils aident à réduire les risques liés à la consommation incontrôlée, clandestine, qui a fait tant de mal quand ils n’existaient pas. Ces lieux existent et ils ont même un nom : on les appelle cafés.

jeudi 12 août 2010

rectification

à la suite de mon dernier texte, j'ai reçu de nombreux messages exprimant l'incompréhension. Il s'agissait d'un commentaire sur un fait divers: un commerçant a été emprisonné parce qu'il avait tiré et grièvement blessé deux cambrioleuses dans son magasin. Des pétitions demandent sa libération. D'où mon commentaire.

mercredi 11 août 2010

les misérables

Si Monseigneur Bienvenu, évêque de Digne, avait eu un fusil de chasse, Jean Valjean aurait été tué et Victor Hugo n'aurait pas écrit "Les misérables".

vendredi 6 août 2010

l'été

En été, la télé nous offre des « best of » que je propose de traduire par les « mierdeux ».

En été, le sentiment d’insécurité se répand comme incendie en canicule. Les seuls endroits où les gens se sentent en sécurité sont dans les lieux les plus périlleux : la voiture et la famille. La majorité des agressions, des vols, des viols, se réalisent dans le cocon familial. Les chances de mourir dans un accident de la route sont beaucoup plus grandes que de recevoir une balle perdue ou un coup de couteau. Quand vous êtes à la fois en voiture et en famille, les risques se multiplient. Et pourtant, voyez les familles qui s’installent dans leur véhicule. Comme les visages sont sereins, comme les mines sont paisibles.


Si les parents doivent être punis pour les délits de leurs enfants mineurs, ceux qui ont déjà la chance d’être orphelins jouiront-ils ainsi d’avantages supplémentaires ?

lundi 2 août 2010

nationalité

Les derniers discours du Président associant délinquance et migration mettent en perspective des pratiques humiliantes pour des citoyens français dont les parents étaient nés à l’étranger. En leur demandant de faire la « preuve » qu’ils étaient bien citoyens français alors qu’ils disposaient d’une carte d’identité, l’administration créait deux catégories : les Français nés en France de parents français et les autres, nés à l’étranger, ou naturalisés, ou de parents nés ailleurs, dont la nationalité était fragile. Certains pensaient qu’il s’agissait d’une maladresse. On voit maintenant qu’il s’agissait davantage de faire de la nationalité française non pas un droit inaliénable, mais un statut à conquérir par des compétences et des allégeances répétées. Un nouveau pas est franchi. Qui a été naturalisé doit prouver par une conduite sans tache qu’il continue de mériter sa nationalité. Dans la France de Vichy, des citoyens ont ainsi perdu leur nationalité parce qu’ils étaient juifs. Dans l’Allemagne nazie, le pouvoir décidait qui était allemand et qui ne l’était pas. Dans la Russie soviétique, des citoyens russes ont perdu leur nationalité parce qu’ils refusaient les valeurs d’un régime dictatorial. Tout devient possible. Je pensais être français parce qu’après des mois de démarche j’ai pu obtenir une carte d’identité. Je sais désormais que je dois attendre le dernier discours présidentiel pour en être certain.

Beaucoup de mes compatriotes se sont indignés de l’apéritif identitaire organisé à la Goutte d'Or avec pastis et saucisson. Par son discours, notre Président nous a conviés à un apéritif identitaire à l’échelle de la nation, avec pastis, saucisson, identité, béret et baguette.

Ces discours n’auront aucun effet sur les chiffres de la délinquance. Il n’est guère pensable par exemple que des citoyens très riches hésiteront à dénaturaliser leur argent s’ils risquent d’y perdre leur nationalité. Ces discours électoraux visent à cliver la société française comme moyen de rester ou d’accéder au pouvoir. Sacrifier les principes universels en se repliant sur des crispations identitaires est une pratique fort répandue. Entre autres, Hugo Chavez tous les matins, Silvio Berlusconi tous les jours, Poutine toutes les semaines et Nicolas Sarkozy au gré des sondages.

Bernard Kouchner et Fadela Amara ont promis en entrant au gouvernement qu’ils conservaient toutes leurs convictions. Si elles venaient à être gravement mises en cause ils en tireraient les conséquences. Que ceux qui ne se sont jamais reniés leur jettent la première pierre.

Maurice Goldring 3 août 10.

dimanche 25 juillet 2010

deux mondes

Deux mondes, deux avenirs


Dans Libération du 22 juillet 2010, deux articles côte à côte : le premier sur la conférence internationale sur le sida à Vienne (Autriche), le second une enquête sur le quartier de la Villeneuve à Grenoble après les émeutes de juillet. Un habitant de la Goutte d'Or lit ces articles avec avidité. Parce qu’il sait que son quartier est en équilibre instable et que l’avenir est incertain.
À Vienne, des témoins ont présenté la manière dont les usagers de drogue et les malades du sida sont traités dans certains pays de l’Est, Russie, Ukraine… Ou plutôt comment ils ne sont pas traités, abandonnés, stigmatisés. En Russie, toute prise en charge d’un usager de drogues passe par le filtre d’une commission spéciale sans compétence médicale. Parfois, des amendes sont imposées aux drogués, les examens en labo sont facturés. Ils sont fichés, et ce fichage les prive d’un emploi, de droits fondamentaux. S’ils viennent dans des centres de soins, ils sont souvent arrêtés, emprisonnés, envoyés de force dans des centres de désintoxication. Les médecins qui délivrent des seringues ou des produits de substitution sont inquiétés par la police pour « complicité ».
À Grenoble, dans le quartier de La Villeneuve, un braqueur a été tué par une balle dans la tête après une course poursuite. Coups de feu, voitures brûlées, brigades antiémeutes. La Villeneuve n’est pas un quartier abandonné : il est relié par tram au centre ville de Grenoble. Ce fut même à l’origine un bon quartier, avec une mixité réelle, une gauche socioculturelle active. Puis la proportion des familles immigrées a bondi. Le maire de droite, Carignon, a laissé s’entasser les familles les plus défavorisées. Les classes moyennes ont déserté. Plus personne ne veut venir s’installer, c’est la dérive et la plongée.
Un habitant de la Goutte d'Or lit ces articles avec avidité. Son quartier est souvent décrit comme le quartier de la drogue et de la misère. Ne pourrait-on pas le décrire comme le quartier d’une lutte efficace contre la toxicomanie, le quartier d’un effort permanent pour maintenir la mixité sociale ?
Bien sûr il y a la drogue, la misère et ses conséquences. Mais la réduction des risques, un programme d’échanges de seringues, le soin et l’accueil dans le dialogue avec la population locale et la police obtiennent des résultats. La lutte quotidienne pour attirer des couches moyennes, des commerçants et contre l’exclusion sociale obtient des résultats.. Ces orientations exigent des batailles politiques. Bataille contre ceux qui affirment que la réduction des risques encourage la consommation. Bataille contre la démagogie qui veut qu’on accumule prioritairement les cas sociaux les plus urgents. La politique consiste à ne pas sacrifier l’avenir à l’urgence.
Ces batailles ne sont pas marginales. Elles portent sur deux orientations, deux politiques, deux mondes, deux avenirs. Les sociétés où l’on maltraite les usagers de drogue sont des sociétés où les plus faibles deviennent des terrains d’expérience pour une conception policière de la vie politique. Dans les sociétés où l’on laisse s’entasser la misère dans des ghettos par la fuite et par l’entassement se construit un avenir de murailles et de gardes armés, de codes et de vidéos surveillance, de protection contre tout ce qui n’est pas le même. Telle est la bataille qui se mène tous les jours dans mon quartier. Et ça marche comme roule un cycliste. L’équilibre ne s’obtient qu’à grands coups sur le pédalier.

vendredi 23 juillet 2010

cumul

voir dans Témoignage Chrétien du jeudi 22 juillet ma contribution au débat sur le cumul des mandats.

passage piétons

Passage piétons

En France, les voitures ne s’arrêtent pas pour laisser passer les piétons, alors qu’en Angleterre. Sauf si vous traversez avec une voiture d’enfant ou un canne car les propriétaires des voitures craignent que les parties métalliques de la nacelle ou de la canne rayent la carrosserie. Les piétons n’ont généralement pas de parties métalliques, sauf parfois des prothèses qui sont internes et ne peuvent pas rayer.

Les voitures cèdent le passage aux voitures mais pas aux piétons. Je suis piéton. Pour arrêter les voitures aux passages prévus pour moi, j’ai acheté une canne avec un embout métallique doré qui brille au soleil et arrête les voitures qui craignent. Parfois, je sors sans ma canne et à nouveau les voitures me coupent le chemin sans respecter le code.

Je me place devant les passages piétons d’une avenue passante et je lance ma canne en avant, les voitures s’arrêtent. Puis je me retourne, je lance à nouveau ma canne en avant, les voitures s’arrêtent, je retraverse. Ainsi pendant une heure ou deux. Je prends plaisir à interrompre ainsi le flot continu. Un agent de la circulation s’approche, qui m’a dénoncé ? Il me prie de cesser mon manège. Je le cite « voulez-vous, monsieur, cesser votre manège ? ». Je réponds : je n’ai pas le droit de traverser ? Si bien sûr. N’ai-je donc pas le droit de revenir après avoir traversé ? Si bien entendu. Alors, pourquoi dois-je cesser ce que vous appelez manège et que moi j’appelle ménage ? Parce que vous gênez la circulation. Pardon, dis-je, ce sont les voitures qui gênent ma circulation. Elles ne s’arrêtent pas pour me laisser passer. Pourquoi ne les verbalisez-vous pas ? Elles violent le code de la route. L’agent de la circulation s’énerve : si vous voulez jouer à ce petit jeu, je peux me fâcher. Vous pouvez vous fâcher, vous avez le droit de vous fâcher, mais nous sommes dans un état de droit où ce qui n’est pas interdit par la loi est permis et qui viole la loi doit être sanctionné. Vous vous préparez à sanctionner un innocent. Je verbalise pour entrave à la circulation. Dit-il.

Dans le SAMU qui m’emporte vers l’hôpital, je rêve ainsi d’embouteillages pour me venger du chauffard qui ne s’est pas arrêté quand je traversais sur un passage piétons.

mardi 20 juillet 2010

chanson

Un républicain espagnol disait "nous avons perdu toutes les batailles, mais c'est nous qui avions les plus belles chansons". Je viens d'entendre l'hymne du parti socialiste et je reprends confiance pour l'avenir.

samedi 17 juillet 2010

fumer sous la burka nuit gravement à la santé

Fumer sous la burka nuit gravement à la santé


Quelles qu’en soient les causes, la planète se réchauffe et le gaz carbonique, année après année, dépasse la normale. La pollution alimentaire nourrit des documentaires répétitifs où il apparaît que manger du poisson est pire que de faire l’amour sans préservatif. La survie des carnivores est moindre que celle des clients des marchés pakistanais. Les ondes des téléphones portables rongent les conduits auditifs. L’atmosphère autour de la terre est devenue une immense poubelle et des spécialistes affirment que dans une cinquantaine d’années, il faudra à nouveau tirer des câbles pour communiquer.

La crise financière est devant nous, elle emporte tout sur son passage. Les vagues des Landes tuent plusieurs vacanciers par an, la montagne sacrifie par dizaines tous les étés et le pourcentage des décès parmi la population qui refuse de donner une cigarette quand on le leur demande est en nette augmentation. Les agents les plus meurtriers : la voiture et l’alcool, ne font pas l’objet de semblables signaux d’alerte, mais ils continuent de prélever leur rançon.

L’insécurité grandit dans les quartiers sensibles et pointe ses statistiques dans les quartiers insensibles. En fin de semaine, de jeunes fondamentalistes fument du hasch et boivent de l’alcool à l’abri de tentes individuelles.

Ces graves nouvelles viennent s’ajouter aux dégâts du vieillissement. Les cheveux grisonnent, blanchissent, tombent. La télécommande augmente le son des paroles et des images. Les dents cèdent la place aux prothèses qui parfois, sous la pression du pain trop cuit cancérigène, se brisent et se mélangent aux miettes. La sciatique rend la marche malaisée, les érections hésitent et les somnolences coupent les meilleures scènes des films. Je ne parle pas des chutes et des accidents vasculaires qui sont toujours en tête des hit-parades.

Comment réagir ? Comment vivre dans ces conditions ? Vivre sans se plaindre, vivre sans gémir, vivre avec plaisir de vivre ? Déposer les bouteilles plastiques dans la poubelle jaune, les bouteilles en verre dans la poubelle bleue, les épluchures de pommes de terre dans le récipient à compost au fond du jardin, se regarder les yeux dans les yeux quand on lève le verre apéritif, sont des gestes simples qui regagnent un peu du terrain perdu de la convivialité. Se moquer des jeunes qui ont mal au dos en leur disant moi qui vous parle. Montrer des images de maisons de retraite pleines à craquer de vieillards impotents et séniles qui prouvent que l’humanité va mieux, quand même. Être poli, ne pas claquer la porte de l’enfer dans la figure de ceux qui suivent.

vendredi 16 juillet 2010

émeutes

Après le kidnapping de deux journalistes français en Afghanistan, de violents incidents ont éclaté la nuit dernière dans le quartier de la Villeneuve. C’était le scénario redouté par la police. Des CRS avaient été mobilisés en nombre. Mais la situation a dégénérée hier soir dans ce quartier populaire de Grenoble. De violents affrontements les ont opposés aux forces de l’ordre. Les casseurs ont aussi saccagé les lieux. Ils ont d’abord attaqué un tramway, ont brûlé plusieurs dizaines de voitures. Un garage, un centre de contrôle technique et une salle de musculation ont également été incendié. Une personne a été interpellée. Le quartier a retrouvé son calme vers 4 heures du matin.

jeudi 17 juin 2010

goutte d'or

voir sur france 24 aujourd'hui un débat sur "l'apéro saucisson". à 19 heures.

lundi 14 juin 2010

goutte d'or

Bonjour. J'ai assisté à la réunion à la Maison Verte où j'étais le seul représentant de la section PS CGO. J'ai donc défendu la position annoncée : d'une part j'ai proposé le tract que je vous ai envoyé dans l'après-midi. Il n'a pas été accepté. Une minorité des présents préféraient "les racistes hors de la Goutte d'Or" plutôt que de présenter le quartier comme un lieu où responsables politiques et associatifs ont construit un espace que la gauche a transformé, en construisant des logements sociaux, des équipements culturels, des relations efficaces avec la police et que l'on vient visiter de loin. Si des problèmes réels existent, ils sont dus pour partie à l'égoïsme social des quartiers les plus riches qui refusent systématiquement les logements sociaux et les centres d'accueil. NPA, PC, Libertaires, étaient beaucoup plus préoccupés par l'organisation d'une confrontation dont les habitants ne veulent pas.
L'idée d'une contre manifestation a été maintenue. J'ai déclaré que la section était contre et n'y participerait pas. Je pense qu'il faudrait une conférence de presse, mercredi ou jeudi matin, de la mairie du 18ème demandant à la population de la Goutte d'Or de ne pas participer aux manifestations de ce vendredi, et annonçant des initiatives , peut-être des états-généraux de la Goutte d'Or associant les habitants et les associations pour combattre politiquement et culturellement la haine et la stigmatisation.

goute d'or

Le quartier de la Goutte d'Or rassemble, comme d'autres quartiers dits "difficiles" des difficultés qui sont celles de la société française dans son ensemble. Les mêmes: chômage, précarité, drogue… Les mêmes, mais en surnombre.
La majorité de gauche, parisienne et du 18ème, avec Daniel Vaillant, a transformé le quartier, a construit des logements sociaux, des équipements culturels, des relations utiles avec la police, qui ont rendu le quartier plus paisible, plus vivable pour tous. Parce que la gauche a commencé à rééquilibré les ressources.
Si des problèmes réels subsistent, ils sont dus essentiellement à l'égoïsme social des quartiers les plus riches de la capitale, qui refusent systématiquement les logements sociaux, les centres d'accueil, les lieux d'urgence.
Si donc quelques énervés veulent manifester ou contre-manifester dans la Goutte d'Or, la gauche du quartier leur demande poliment d'aller manifester dans le seizième arrondissement pour protester contre le refus de prendre leur part de la solidarité. Pour le reste, les habitants, leurs partis politiques et leurs associations s'occupent très bien de leurs propres affaires, sans intervention extérieure, merci..

samedi 12 juin 2010

Vénétie au mois d'août

Vénétie 30 mai-7 juin 2010

Distinguons ce qui est vélocipédique de ce qui est touristique ordinaire. Nous sommes dans une salle de restaurant pour le petit déjeuner dans un hôtel de Bassano. Nous allons nous servir au buffet des pétales de maïs, du pain, du fromage, du beurre. Le beurre se présente sous forme d'hexaèdres dont les faces sont parallèles deux à deux. La petite portion est soigneusement empaquetée dans du papier aluminium portant une étiquette avec le nom de la société fabricante. Je trouve l'angle qui permet de démailloter le parallélépipède, je démaillote, le beurre est accessible, frais, tendre. Je le pénètre d'une lame de couteau, il glisse de la lame, se retrouve par terre, collé au carrelage et en me penchant pour le retrouver, je ne le vois plus. Il a disparu. Je comprends tout: en me penchant, j'ai avancé mon pied droit, la semelle a écrasé le volume souple, n'a rien senti, n'a rien communiqué au cerveau qui possède la semelle, et j'ai maintenant sous la chaussure de mon pied droit un gros morceau de beurre qui va laisser des traces quand je me lèverai tout à l'heure et que je marcherai vers la suite de la journée. Je garde mon sang-froid. Je ne dis d'abord rien, je ne rougis pas, je regarde Hélène comme si rien ne s'était passé, comme si la journée était calme, avec son lot de morts des ONG turques, ses millions de litres de pétrole en Louisiane, ses tueurs en série en Angleterre et un nouveau premier ministre surprenant qui déclare publiquement qu'il se refuse à légiférer chaque fois qu'un individu pète les plombs. Je me penche à nouveau, mais une sciatique assez ancienne m'empêche de me pencher suffisamment pour voir la graisse jaune, m'empêche aussi de tourner la chaussure pour que je puisse voir la semelle. Quelle est la différence entre la patrie et une portion de beurre? C'est qu'on n'emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers. Comme mesure d'urgence, je me contente de lever légèrement le pied droit, à une hauteur rasante, pas trop haut pour que la position ne soit pas remarquée, mais assez haut pour éviter d'écraser davantage la masse de cholestérol qui enduit le cuir. Je ne peux pas tenir des heures dans cette position. Je me décide à partager mes affres avec Hélène, qui n'a rien vu. Je lui dis "tu ne vas pas me croire". Elle ne bronche pas car souvent je commence une conversation par cette expression visant à attirer son attention vers le début d'une phrase, d'un récit, d'une idée, et comme elle a l'habitude d'entendre ces mots, elle n'est pas impressionnée, depuis le temps…Elle me répond, comme d'habitude, non, bien sûr, je ne vais pas te croire, mais dis toujours. Je lui raconte ma mésaventure. Elle éclate de rire. Elle est comme ça Hélène, il t'arrive une tuile, elle commence par rire, on ne sait jamais ce que la suite peut nous réserver. Puis entre deux éclats de rire, elle me conseille de prendre une serviette en papier, de la poser par terre. Enfin, ce n'est pas tout à fait vrai. Au début, elle me propose de se glisser sous la table et de me gratter le gras des semelles avec une fourchette, mais je refuse énergiquement, Hélène à quatre pattes sous la table du déjeuner, que vont penser tous ces Hollandais qui font la queue devant la machine à café. Devant mon refus, elle me propose donc de poser une serviette en papier par terre, de frotter ma semelle contre la serviette en papier, énergiquement, et effectivement, ça marche, en ce sens que la serviette en papier se colle contre la semelle et dissimule entièrement le corps gras. Je me lèverai tout à l'heure et je traverserai la salle à manger avec cette serviette en papier surprenante certes, mais sans laisser de taches de gras sur la moquette ni risquer de glisser sur le sol en marbre. Nous discutons ainsi le bout de gras pendant quelques minutes, de manière animée.
Réfléchissons ensemble un instant. Cet incident n'a rien de vélocipédique. Il aurait pu l'être si j'avais porté des chaussures de coureur cycliste, avec une béquille qui s'enclenche dans la pédale et qui donne aux coureurs professionnels cette allure claudicante que les profanes attribuent parfois à un excès de testostérone. Je porte des chaussures de ville et le beurre aurait pu tout aussi bien adhérer à mes semelles dans la salle à manger d'un hôtel à l'occasion d'un colloque sur les fresques militantes de Falls Road.
Faut-il se limiter au vélo et incidents collatéraux? Ce serait sage. Si je racontais ma dispute avec le serveur du wagon restaurant au sujet d'un menu, l'incident s'amenuise à mesure qu'il s'éloigne et l'ennui s'installe. Les menus locaux: polenta et morue, asperges avec œuf mollet. Les villas de Palladio. Tout se visite à pied, à cheval, en voiture, à moto, en autocar et à bicyclette.
Retour à la bicyclette. C'est le seul loisir dont le plaisir le plus extrême est quand il s'arrête. A mesure que le temps passe, les souvenirs d'enfance se font plus pressants et voici que se rencontrent sous le casque protecteur les engagements de jeunesse et les douleurs cyclistes. Boris Polevoï écrivit Un homme véritable que je lisais à la libération. Le héros, Alexis, me semble-t-il me souvenir, était un officier de l'armée de l'air soviétique pendant la grande guerre patriotique. Il avait de nombreux succès à son actif et puis un jour, ce fut la catastrophe. Son avion fut abattu par un bandit fasciste et par traîtrise et chut, en plein hiver russe, dans une épaisse forêt. Alexis parvint à se dégager de la carcasse de son appareil et à se traîner dans la neige jusqu'à un chemin verglacé. Il se rendit compte que ses jambes ne répondaient plus à son cerveau et qu'il devait ramper pour se déplacer. Grâce à l'emplacement des mousses sur les troncs d'arbre, aux étoiles la nuit et au soleil le jour, il se dirigeait vers son ancienne base. Il se trainait, il buvait la neige et se nourrissait de baies protégées du gel par cette même neige. Parfois, il se laissait pénétrer par une douce torpeur, il avait envie de tout arrêter, de sombrer dans un sommeil dont il savait qu'il ne se réveillerait jamais. A ce moment, quand la tentation de l'abandon se faisait forte, il pensait que le chef suprême, le héros patriotique, Staline, n'accepterait jamais le renoncement. Est-ce qu'il renonçait, lui? Jamais. Pourquoi renoncerait-il, pourquoi ne suivrait-il pas cet exemple? Il le devait, il le devait à sa patrie, il le devait à son parti dont il était membre, il le devait à son chef qui jamais ne dormait dans son bureau du Kremlin, tout le monde savait que la lumière restait toute la journée allumée. Alors, il se redressait sur ses avant-bras en pensant à l'ampoule incandescente, il criait "Staline! Staline!" et résistait ainsi au sommeil assassin. Alexis se traîna ainsi pendant des semaines, finit par rencontrer une patrouille de soldats russes qui lui permirent enfin de s'évanouir. Malheureusement, on dut lui amputer les deux jambes, gelées, et avec les prothèses, il réapprit à danser, puis à voler, et devint ainsi héros de l'Union soviétique, cette suite est moins utilisable pour mes épreuves randonnières. Quand le vent se met à souffler, toujours debout, sans répit, sans rancune, sans pitié, sans peur, toujours dans la même direction, droit sur la poitrine, que la fatigue use les mollets, que le moral se lime, que la tentation du pied à terre s'insinue dans les tissus, alors je repense à Alexis qui traînait dans la neige ses jambes mortes et je crie "Staline! Staline!" et je retrouve la force d'appuyer sur les pédales. Staline! Staline! C'est ce cri qui me redonne du courage, et peut-être que dans deux ou trois générations, un descendant refera ce chemin en criant "Yes, we can!". A bout de force, nous arrivons à nous traîner jusqu'au bar de l'hôtel où nous nous évanouissons dans les bras d'un serveur italien, et je crie, surtout, pas d'amputation, s'il vous plaît.
A Vicenza, nos vélos ne sont pas encore arrivés et nous en louons deux autres pour visiter la ville en passant par la rue principale, qui se nomme Via Palladio, car l'architecte Palladio a construit de nombreuses villas qui sont prétextes à voyage. Il a construit le théâtre Olympique dont les murs soutiennent un moment les guidons.
Le lendemain matin, le guide de l'agence organisatrice nous présente les documents et j'ai su tout de suite que ce serait grave. Déjà, dans le train, les T2, par la compagnie présentés comme le sommet du luxe, on est enfermé dans un espace de deux mètres sur un mètre, on ne peut pas bouger, il faut déplacer l'échelle pour se laver les dents, ils se foutent de notre gueule ou quoi? Que fait l'Europe? Mais ça n'a rien à voir avec le vélo, et je m'arrête. Ce qui a à voir avec le vélo est le discours de l'organisateur qui arrive une demie heure en retard et nous tend deux livrets, l'un avec des itinéraires illisibles pour le daltonien que je suis: prenez la piste rouge, puis la verte. Comme à l'hôpital Bichat, invité au centre de rhumatologie, je me retrouve en cardiologie. Les indications sont recopiées d'un système de positionnement par satellite (SPS). Elles conseillent de repérer l'entrée d'une église, d'en contourner le porche, puis de prendre un chemin de terre pendant trente-cinq mètres et tourner à gauche après l'épicerie, ils se foutent de notre gueule ou quoi? Il faudrait faire tout le chemin à pied pour suivre les indications. Pour moi, une piste cycliste, c'est une route réservée aux cyclistes où des panneaux indiquent la direction: vers Padoue, vers Rome, vers Venise, et roule tranquillement au bord d'un cours d'eau jusqu'à la prochaine terrasse. Pour moi, une piste cycliste, ce n'est pas le terrain enneigé, verglacé où il faut traîner le vélo pendant des jours et des jours en criant Staline! Staline! Ici, les pistes cyclistes sont des rubans goudronnés où une armée de voitures et de motos tentent d'exterminer les rares cyclistes qui prétendent se rendre de Bassano à Trévise avec des engins silencieux, non polluants, à deux roues, sans moteur. Ils trouvent, ces conducteurs d'engins agricoles, de tanks, de voitures blindées, que nous occupons trop d'espace en longueur (environ deux mètres) et trop d'espace en largeur (environ cinquante centimètres), ils tentent donc en permanence de nous pousser dans le fossé, de nous couper la route, de klaxonner quand nous nous arrêtons pour boire de l'eau, de klaxonner quand nous changeons de vitesse, quand nous démarrons. Nous leur faisons la guerre avec nos moyens à nous, par les méthodes de la guérilla urbaine, par le terrorisme du pauvre. Dès qu'il y a un embouteillage, un feu rouge, nous nous faufilons entre les voitures pour arriver au premier rang, et ils sont obligés d'attendre qu'on démarre pour démarrer aussi, et ils klaxonnent, ils turlututent, ils hurlent, ils font des bras d'honneur, dressent des index voluptueux, nous insultent italien ou en dialecte vénitien. Mais malgré tout, ils doivent attendre qu'on veuille bien démarrer, nous, on prend notre temps, on sait qu'ils peuvent tout nous faire, sauf nous écraser parce que les constats les feront arriver en retard au bureau.
A Asolo, village perché des Dolomites, la route grimpe et je crie Staline, Mao Ze Dung, Che Guevara et Strauss-Kahn. Quand nous approchons de la place centrale où nous attend une bibite fraîche, la voie se rétrécit au point où la circulation est alternée, réglée par des feux de circulation dont le vert de l'un rougit l'autre. Un endroit idéal pour la guérilla urbaine. Vous vous engagez sur la rue en pente montante, votre allure modérée provoque l'ire de l'automobiliste suivant, il klaxonne, vous ralentissez, il klaxonne de plus belle, vous posez pied à terre, vous lui demandez ce qu'il veut, il dit, poussez vous, je veux doubler, je dis avec des gestes car je ne parle pas italien, mais la prochaine fois, j'apprendrais quelques mots (la rue est trop étroite, ne vous énervez pas, ralentir, c'est diminuer la dose de CO2), mais en attendant, je mets mes bras en rond, puis je les étends pour indiquer que la rue est trop étroite pour doubler. L'automobiliste, une jeune italienne par ailleurs en d'autres circonstances je ne sais pas ce qu'il aurait pu se passer, mais sans doute autre chose, car elle me crie: semaphoro! Semaphoro! Comme moi tout à l'heure, je criais Staline!, avec la même foi, avec la même intensité. Je comprends son angoisse quand je me rends compte que pendant notre discussion si peut appeler ça une discussion, l'autre feu est passé au vert, une file de voitures descend la côte, rencontre l'autre file de voitures, moi, je me faufile en passant par le trottoir et je déguste la bibite fraîche au son d'une symphonie de Pierre Henry.
Dans certains quatre étoiles, le portier nous descend les vélos au parking. Dans d'autres quatre étoiles, nous nous coltinons les rampes, les escaliers en béton, les araignées, les tuyaux d'échappement et les ascenseurs dont les tapis sentent le moisi. Nous faisons le projet d'écrire un guide des hôtels uniquement pour cyclistes, en fonction de l'accueil des randonneurs. Dans ce guide nous classerons aussi les transports de vélo en fonction de leur amitié pour leurs propriétaires et leur engin. Je peux vous dire tout de suite que de point de vue, les trains italiens arriveront sans doute derrière les chameaux de Mongolie. En queue de liste. De Mestre à Venise un pont nommé Pont de la Liberté relie les deux points par une autoroute fréquentée par des bandes d'assassins à la recherche de cyclistes solitaires. Les camions vous frôlent, les bus vous rasent, les motos vous bousculent. Des boutiques de paris se sont ouvertes de chaque côté de la voie pour miser sur les chances d'arriver en vie des deux roues sans moteur. Pour éviter ce trajet où pourrait se tourner un générique pour une suite d'Indiana Jones, nous décidons de prendre le train à Maghera. Maghera-Venise, trois euros par personne, trois euros cinquante pour les vélos. 6 et 7 treize euros. Je passe sur la mauvaise humeur de l'employé qui nous renseignait, car il était maussade avec tout le monde, pas seulement avec les cyclistes et j'ai promis de ne rendre compte que de l'aspect vélocipédique de ce voyage, autrement, on irait où? Aucun contrôleur sur le quai pour nous dire où se trouve le compartiment à vélos. Nous nous plaçons au milieu du train. Nous attendons. Nous demandons ici et là mais personne ne répond. Le train arrive. Nous ne voyons pas de compartiment à vélos. Nous voyons des wagons avec énormément de voyageurs, trois marches très hautes qu'il faut grimper, même sans vélo c'est difficile, c'est de plus en plus difficile avec l'âge, car il faut traîner le vélo, plus les années qui s'accumulent et pèsent. Nous laissons passer les voyageurs, car si nous mettons les vélos dans le sas, personne ne peut plus passer. Hélène monte en premier, je porte le vélo à bout de bras, était-ce le sien ou était-ce le mien, quelle importance, dans la tourmente, fou qui fait ces distinctions absurdes, de toute manière, il fallait monter les deux vélos, ça n'avait pas de sens de n'en monter qu'un seul et on n'allait pas se faire des politesses, non, je te prie ton vélo d'abord, nous étions pressés, sans nous faire de souci extrême, car notre expérience nous a appris que le contrôleur ne sifflait le départ du train que lorsque tous les voyageurs et tous les vélos sont rangés dans les wagons. Sauf à Maghera, en Italie du Nord, en Vénétie, l'endroit où la Ligue du Nord fait ses meilleurs scores. A Maghera, il y a dans le sas Hélène avec un vélo par terre qu'elle tentait de relever pour laisser la place au vélo suivant, était-ce le sien, était le mien, qu'importe vraiment, ce genre de question n'a aucun sens pour le récit. Moi, en bas, tenant le vélo à bout de bras pour qu'Hélène l'attrape. Et l'horreur. L'impensable. L'indicible. L'inracontable. On ne nous croira pas et pourtant. Je, d'en bas, et Hélène, d'en haut, voit la porte du wagon se refermer lentement, un sifflet a donné le signal du départ, moi, je grimpe sur une marche, de la main gauche, je repousse la porte, en poussant aussi de mon épaule, de mon torse, de l'autre main, j'essaie de monter le vélo et à force je finis par poser le vélo, était-ce le mien, était-ce le sien, franchement, quelle importance? Je m'affale sur les deux vélos, Hélène était là-haut et elle criait, elle hurlait, elle me voyait déjà coupé en deux et moi lui demandant bêtement quelle partie elle préférait et elle me répondait toujours qu'elle préférait coupé en deux dans le sens de la longueur, c'est plus facile de choisir. Et Hélène qui me dit qu'elle avait eu très peur, tellement peur que maintenant, elle pleure et je la console en lui disant ce n'est pas grave, maintenant, nous sommes dans le train pour Venise. Et Hélène était furieuse parce que personne n'est venue l'aider et moi je ne sais pas toujours pas où est le signal d'alarme. Les gens nous regardent en fronçant les sourcils, ils se demandent s'ils vont pouvoir descendre avec les vélos qui barrent la porte. La vérité m'oblige à dire qu'en montant les marches du grand pont blanc tout neuf, un jeune homme nous offre de nous aider à gravir les marches, enfin quelqu'un qui n'a certainement pas voté pour la Ligue du Nord.
Entre Venise et Padoue, nous nous arrêtons dans un estaminet pour une menthe à l'eau et un sandwich thon mayonnaise. En face, une église et un mail. C'est le jour du marché. Nous avons fait vingt kilomètres, c'est la première étape. Il est midi passé. Le soleil brille. Deux amis de bar dégustent un verre de vin blanc sur la terrasse. Ils parlent sans s'écouter, s'écoutent sans se parler. Ils nous demandent d'où nous venons, regardent Hélène avec insistance, lui demandent son âge, me demandent mon âge, calculent, s'étonnent, condamnent, demandent une bise. Nous reprenons la route, arrivederci. Une flèche nous intime de tourner à gauche, un grand pont, nous avons demandé à la serveuse quelle était la ville, elle nous avait dit, nous prenons le pont, nous roulons, plus de flèche, dix kilomètres, nous arrivons à un endroit délicieux, c'est le jour du marché, il est deux heures passées, le soleil brille, deux amis de bar dégustent un verre de vin blanc. L'église, le mail, le temps s'est arrêté, nous sommes revenus au point de départ, dix kilomètres en plus d'une étape de soixante, les papis regardent Hélène avec insistance. Nous reprenons une menthe à l'eau.
Recette: vous prenez une Hélène à la peau blanche, aux muscles relâchés. Vous la mettez à rôtir sous le cagnard de la Vénétie, vous l'arrosez de menthe à l'eau, de capuccino, de martini, ajoutez du parmesan râpé, de la morue à polenta, des pointes d'asperges en sauce, quelques villas Palladio, servez chaud.
Chaque année la même lancinante question. Pourquoi cette randonnée dont nous aurons tant de raisons de nous plaindre? Pourquoi affronter le vent, la pluie, les coups de soleil, les lèvres gercées, les mains calleuses, les camions fantômes, les cartes inutiles, les irritations à l'entrecuisse, les crampes du mollet, les trains forteresses, les côtes à suer, les descentes à déraper, les crevaisons. Chaque année nous reposons la question, chaque année, nous pensons à la prochaine randonnée où nous allons à nouveau nous poser la même question. Et nous nous retrouvons dans un bar à commander une menthe à l'eau, c'est le jour du marché et deux papis parlent sans s'écouter. Pourquoi?
Nous ne trouvons pas la réponse parce qu'elle est trop simple, elle est là sous nos yeux. La randonnée vélocipédique sert d'abord à tester la solidité des liens d'une paire d'êtres humains. En vitesse de croisière, quand rien ne se passe, rien ne se vérifie. Le café coule le matin, le whiskey fraîchi par les glaçons voile le regard, le générique précède la crêperie, Noël transporte les jeux électroniques, as-tu bien dormi. En randonnée, chaque instant est une tempête, la traversée de l'Atlantique à la rame, la montée de l'Everest pieds nus, le malaxage du béton de la terrasse à la petite cuillère, le creusement d'une tranchée d'évasion avec les ongles. Donc, chaque instant pourrait, devrait, nécessairement, rompre les liens traditionnels, exploser les habitudes, arracher les bittes d'amarrage. Si tout tient bon, si les liens construits ont tenu jusqu'à la fin du voyage, le moment est alors venu de préparer une autre épreuve pour vérifier leur solidité.
Maurice Goldring Paris juin 2010.

Vénétie au mois d'août

Vénétie 30 mai-7 juin 2010

Distinguons ce qui est vélocipédique de ce qui est touristique ordinaire. Nous sommes dans une salle de restaurant pour le petit déjeuner dans un hôtel de Bassano. Nous allons nous servir au buffet des pétales de maïs, du pain, du fromage, du beurre. Le beurre se présente sous forme d'hexaèdres dont les faces sont parallèles deux à deux. La petite portion est soigneusement empaquetée dans du papier aluminium portant une étiquette avec le nom de la société fabricante. Je trouve l'angle qui permet de démailloter le parallélépipède, je démaillote, le beurre est accessible, frais, tendre. Je le pénètre d'une lame de couteau, il glisse de la lame, se retrouve par terre, collé au carrelage et en me penchant pour le retrouver, je ne le vois plus. Il a disparu. Je comprends tout: en me penchant, j'ai avancé mon pied droit, la semelle a écrasé le volume souple, n'a rien senti, n'a rien communiqué au cerveau qui possède la semelle, et j'ai maintenant sous la chaussure de mon pied droit un gros morceau de beurre qui va laisser des traces quand je me lèverai tout à l'heure et que je marcherai vers la suite de la journée. Je garde mon sang-froid. Je ne dis d'abord rien, je ne rougis pas, je regarde Hélène comme si rien ne s'était passé, comme si la journée était calme, avec son lot de morts des ONG turques, ses millions de litres de pétrole en Louisiane, ses tueurs en série en Angleterre et un nouveau premier ministre surprenant qui déclare publiquement qu'il se refuse à légiférer chaque fois qu'un individu pète les plombs. Je me penche à nouveau, mais une sciatique assez ancienne m'empêche de me pencher suffisamment pour voir la graisse jaune, m'empêche aussi de tourner la chaussure pour que je puisse voir la semelle. Quelle est la différence entre la patrie et une portion de beurre? C'est qu'on n'emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers. Comme mesure d'urgence, je me contente de lever légèrement le pied droit, à une hauteur rasante, pas trop haut pour que la position ne soit pas remarquée, mais assez haut pour éviter d'écraser davantage la masse de cholestérol qui enduit le cuir. Je ne peux pas tenir des heures dans cette position. Je me décide à partager mes affres avec Hélène, qui n'a rien vu. Je lui dis "tu ne vas pas me croire". Elle ne bronche pas car souvent je commence une conversation par cette expression visant à attirer son attention vers le début d'une phrase, d'un récit, d'une idée, et comme elle a l'habitude d'entendre ces mots, elle n'est pas impressionnée, depuis le temps…Elle me répond, comme d'habitude, non, bien sûr, je ne vais pas te croire, mais dis toujours. Je lui raconte ma mésaventure. Elle éclate de rire. Elle est comme ça Hélène, il t'arrive une tuile, elle commence par rire, on ne sait jamais ce que la suite peut nous réserver. Puis entre deux éclats de rire, elle me conseille de prendre une serviette en papier, de la poser par terre. Enfin, ce n'est pas tout à fait vrai. Au début, elle me propose de se glisser sous la table et de me gratter le gras des semelles avec une fourchette, mais je refuse énergiquement, Hélène à quatre pattes sous la table du déjeuner, que vont penser tous ces Hollandais qui font la queue devant la machine à café. Devant mon refus, elle me propose donc de poser une serviette en papier par terre, de frotter ma semelle contre la serviette en papier, énergiquement, et effectivement, ça marche, en ce sens que la serviette en papier se colle contre la semelle et dissimule entièrement le corps gras. Je me lèverai tout à l'heure et je traverserai la salle à manger avec cette serviette en papier surprenante certes, mais sans laisser de taches de gras sur la moquette ni risquer de glisser sur le sol en marbre. Nous discutons ainsi le bout de gras pendant quelques minutes, de manière animée.
Réfléchissons ensemble un instant. Cet incident n'a rien de vélocipédique. Il aurait pu l'être si j'avais porté des chaussures de coureur cycliste, avec une béquille qui s'enclenche dans la pédale et qui donne aux coureurs professionnels cette allure claudicante que les profanes attribuent parfois à un excès de testostérone. Je porte des chaussures de ville et le beurre aurait pu tout aussi bien adhérer à mes semelles dans la salle à manger d'un hôtel à l'occasion d'un colloque sur les fresques militantes de Falls Road.
Faut-il se limiter au vélo et incidents collatéraux? Ce serait sage. Si je racontais ma dispute avec le serveur du wagon restaurant au sujet d'un menu, l'incident s'amenuise à mesure qu'il s'éloigne et l'ennui s'installe. Les menus locaux: polenta et morue, asperges avec œuf mollet. Les villas de Palladio. Tout se visite à pied, à cheval, en voiture, à moto, en autocar et à bicyclette.
Retour à la bicyclette. C'est le seul loisir dont le plaisir le plus extrême est quand il s'arrête. A mesure que le temps passe, les souvenirs d'enfance se font plus pressants et voici que se rencontrent sous le casque protecteur les engagements de jeunesse et les douleurs cyclistes. Boris Polevoï écrivit Un homme véritable que je lisais à la libération. Le héros, Alexis, me semble-t-il me souvenir, était un officier de l'armée de l'air soviétique pendant la grande guerre patriotique. Il avait de nombreux succès à son actif et puis un jour, ce fut la catastrophe. Son avion fut abattu par un bandit fasciste et par traîtrise et chut, en plein hiver russe, dans une épaisse forêt. Alexis parvint à se dégager de la carcasse de son appareil et à se traîner dans la neige jusqu'à un chemin verglacé. Il se rendit compte que ses jambes ne répondaient plus à son cerveau et qu'il devait ramper pour se déplacer. Grâce à l'emplacement des mousses sur les troncs d'arbre, aux étoiles la nuit et au soleil le jour, il se dirigeait vers son ancienne base. Il se trainait, il buvait la neige et se nourrissait de baies protégées du gel par cette même neige. Parfois, il se laissait pénétrer par une douce torpeur, il avait envie de tout arrêter, de sombrer dans un sommeil dont il savait qu'il ne se réveillerait jamais. A ce moment, quand la tentation de l'abandon se faisait forte, il pensait que le chef suprême, le héros patriotique, Staline, n'accepterait jamais le renoncement. Est-ce qu'il renonçait, lui? Jamais. Pourquoi renoncerait-il, pourquoi ne suivrait-il pas cet exemple? Il le devait, il le devait à sa patrie, il le devait à son parti dont il était membre, il le devait à son chef qui jamais ne dormait dans son bureau du Kremlin, tout le monde savait que la lumière restait toute la journée allumée. Alors, il se redressait sur ses avant-bras en pensant à l'ampoule incandescente, il criait "Staline! Staline!" et résistait ainsi au sommeil assassin. Alexis se traîna ainsi pendant des semaines, finit par rencontrer une patrouille de soldats russes qui lui permirent enfin de s'évanouir. Malheureusement, on dut lui amputer les deux jambes, gelées, et avec les prothèses, il réapprit à danser, puis à voler, et devint ainsi héros de l'Union soviétique, cette suite est moins utilisable pour mes épreuves randonnières. Quand le vent se met à souffler, toujours debout, sans répit, sans rancune, sans pitié, sans peur, toujours dans la même direction, droit sur la poitrine, que la fatigue use les mollets, que le moral se lime, que la tentation du pied à terre s'insinue dans les tissus, alors je repense à Alexis qui traînait dans la neige ses jambes mortes et je crie "Staline! Staline!" et je retrouve la force d'appuyer sur les pédales. Staline! Staline! C'est ce cri qui me redonne du courage, et peut-être que dans deux ou trois générations, un descendant refera ce chemin en criant "Yes, we can!". A bout de force, nous arrivons à nous traîner jusqu'au bar de l'hôtel où nous nous évanouissons dans les bras d'un serveur italien, et je crie, surtout, pas d'amputation, s'il vous plaît.
A Vicenza, nos vélos ne sont pas encore arrivés et nous en louons deux autres pour visiter la ville en passant par la rue principale, qui se nomme Via Palladio, car l'architecte Palladio a construit de nombreuses villas qui sont prétextes à voyage. Il a construit le théâtre Olympique dont les murs soutiennent un moment les guidons.
Le lendemain matin, le guide de l'agence organisatrice nous présente les documents et j'ai su tout de suite que ce serait grave. Déjà, dans le train, les T2, par la compagnie présentés comme le sommet du luxe, on est enfermé dans un espace de deux mètres sur un mètre, on ne peut pas bouger, il faut déplacer l'échelle pour se laver les dents, ils se foutent de notre gueule ou quoi? Que fait l'Europe? Mais ça n'a rien à voir avec le vélo, et je m'arrête. Ce qui a à voir avec le vélo est le discours de l'organisateur qui arrive une demie heure en retard et nous tend deux livrets, l'un avec des itinéraires illisibles pour le daltonien que je suis: prenez la piste rouge, puis la verte. Comme à l'hôpital Bichat, invité au centre de rhumatologie, je me retrouve en cardiologie. Les indications sont recopiées d'un système de positionnement par satellite (SPS). Elles conseillent de repérer l'entrée d'une église, d'en contourner le porche, puis de prendre un chemin de terre pendant trente-cinq mètres et tourner à gauche après l'épicerie, ils se foutent de notre gueule ou quoi? Il faudrait faire tout le chemin à pied pour suivre les indications. Pour moi, une piste cycliste, c'est une route réservée aux cyclistes où des panneaux indiquent la direction: vers Padoue, vers Rome, vers Venise, et roule tranquillement au bord d'un cours d'eau jusqu'à la prochaine terrasse. Pour moi, une piste cycliste, ce n'est pas le terrain enneigé, verglacé où il faut traîner le vélo pendant des jours et des jours en criant Staline! Staline! Ici, les pistes cyclistes sont des rubans goudronnés où une armée de voitures et de motos tentent d'exterminer les rares cyclistes qui prétendent se rendre de Bassano à Trévise avec des engins silencieux, non polluants, à deux roues, sans moteur. Ils trouvent, ces conducteurs d'engins agricoles, de tanks, de voitures blindées, que nous occupons trop d'espace en longueur (environ deux mètres) et trop d'espace en largeur (environ cinquante centimètres), ils tentent donc en permanence de nous pousser dans le fossé, de nous couper la route, de klaxonner quand nous nous arrêtons pour boire de l'eau, de klaxonner quand nous changeons de vitesse, quand nous démarrons. Nous leur faisons la guerre avec nos moyens à nous, par les méthodes de la guérilla urbaine, par le terrorisme du pauvre. Dès qu'il y a un embouteillage, un feu rouge, nous nous faufilons entre les voitures pour arriver au premier rang, et ils sont obligés d'attendre qu'on démarre pour démarrer aussi, et ils klaxonnent, ils turlututent, ils hurlent, ils font des bras d'honneur, dressent des index voluptueux, nous insultent italien ou en dialecte vénitien. Mais malgré tout, ils doivent attendre qu'on veuille bien démarrer, nous, on prend notre temps, on sait qu'ils peuvent tout nous faire, sauf nous écraser parce que les constats les feront arriver en retard au bureau.
A Asolo, village perché des Dolomites, la route grimpe et je crie Staline, Mao Ze Dung, Che Guevara et Strauss-Kahn. Quand nous approchons de la place centrale où nous attend une bibite fraîche, la voie se rétrécit au point où la circulation est alternée, réglée par des feux de circulation dont le vert de l'un rougit l'autre. Un endroit idéal pour la guérilla urbaine. Vous vous engagez sur la rue en pente montante, votre allure modérée provoque l'ire de l'automobiliste suivant, il klaxonne, vous ralentissez, il klaxonne de plus belle, vous posez pied à terre, vous lui demandez ce qu'il veut, il dit, poussez vous, je veux doubler, je dis avec des gestes car je ne parle pas italien, mais la prochaine fois, j'apprendrais quelques mots (la rue est trop étroite, ne vous énervez pas, ralentir, c'est diminuer la dose de CO2), mais en attendant, je mets mes bras en rond, puis je les étends pour indiquer que la rue est trop étroite pour doubler. L'automobiliste, une jeune italienne par ailleurs en d'autres circonstances je ne sais pas ce qu'il aurait pu se passer, mais sans doute autre chose, car elle me crie: semaphoro! Semaphoro! Comme moi tout à l'heure, je criais Staline!, avec la même foi, avec la même intensité. Je comprends son angoisse quand je me rends compte que pendant notre discussion si peut appeler ça une discussion, l'autre feu est passé au vert, une file de voitures descend la côte, rencontre l'autre file de voitures, moi, je me faufile en passant par le trottoir et je déguste la bibite fraîche au son d'une symphonie de Pierre Henry.
Dans certains quatre étoiles, le portier nous descend les vélos au parking. Dans d'autres quatre étoiles, nous nous coltinons les rampes, les escaliers en béton, les araignées, les tuyaux d'échappement et les ascenseurs dont les tapis sentent le moisi. Nous faisons le projet d'écrire un guide des hôtels uniquement pour cyclistes, en fonction de l'accueil des randonneurs. Dans ce guide nous classerons aussi les transports de vélo en fonction de leur amitié pour leurs propriétaires et leur engin. Je peux vous dire tout de suite que de point de vue, les trains italiens arriveront sans doute derrière les chameaux de Mongolie. En queue de liste. De Mestre à Venise un pont nommé Pont de la Liberté relie les deux points par une autoroute fréquentée par des bandes d'assassins à la recherche de cyclistes solitaires. Les camions vous frôlent, les bus vous rasent, les motos vous bousculent. Des boutiques de paris se sont ouvertes de chaque côté de la voie pour miser sur les chances d'arriver en vie des deux roues sans moteur. Pour éviter ce trajet où pourrait se tourner un générique pour une suite d'Indiana Jones, nous décidons de prendre le train à Maghera. Maghera-Venise, trois euros par personne, trois euros cinquante pour les vélos. 6 et 7 treize euros. Je passe sur la mauvaise humeur de l'employé qui nous renseignait, car il était maussade avec tout le monde, pas seulement avec les cyclistes et j'ai promis de ne rendre compte que de l'aspect vélocipédique de ce voyage, autrement, on irait où? Aucun contrôleur sur le quai pour nous dire où se trouve le compartiment à vélos. Nous nous plaçons au milieu du train. Nous attendons. Nous demandons ici et là mais personne ne répond. Le train arrive. Nous ne voyons pas de compartiment à vélos. Nous voyons des wagons avec énormément de voyageurs, trois marches très hautes qu'il faut grimper, même sans vélo c'est difficile, c'est de plus en plus difficile avec l'âge, car il faut traîner le vélo, plus les années qui s'accumulent et pèsent. Nous laissons passer les voyageurs, car si nous mettons les vélos dans le sas, personne ne peut plus passer. Hélène monte en premier, je porte le vélo à bout de bras, était-ce le sien ou était-ce le mien, quelle importance, dans la tourmente, fou qui fait ces distinctions absurdes, de toute manière, il fallait monter les deux vélos, ça n'avait pas de sens de n'en monter qu'un seul et on n'allait pas se faire des politesses, non, je te prie ton vélo d'abord, nous étions pressés, sans nous faire de souci extrême, car notre expérience nous a appris que le contrôleur ne sifflait le départ du train que lorsque tous les voyageurs et tous les vélos sont rangés dans les wagons. Sauf à Maghera, en Italie du Nord, en Vénétie, l'endroit où la Ligue du Nord fait ses meilleurs scores. A Maghera, il y a dans le sas Hélène avec un vélo par terre qu'elle tentait de relever pour laisser la place au vélo suivant, était-ce le sien, était le mien, qu'importe vraiment, ce genre de question n'a aucun sens pour le récit. Moi, en bas, tenant le vélo à bout de bras pour qu'Hélène l'attrape. Et l'horreur. L'impensable. L'indicible. L'inracontable. On ne nous croira pas et pourtant. Je, d'en bas, et Hélène, d'en haut, voit la porte du wagon se refermer lentement, un sifflet a donné le signal du départ, moi, je grimpe sur une marche, de la main gauche, je repousse la porte, en poussant aussi de mon épaule, de mon torse, de l'autre main, j'essaie de monter le vélo et à force je finis par poser le vélo, était-ce le mien, était-ce le sien, franchement, quelle importance? Je m'affale sur les deux vélos, Hélène était là-haut et elle criait, elle hurlait, elle me voyait déjà coupé en deux et moi lui demandant bêtement quelle partie elle préférait et elle me répondait toujours qu'elle préférait coupé en deux dans le sens de la longueur, c'est plus facile de choisir. Et Hélène qui me dit qu'elle avait eu très peur, tellement peur que maintenant, elle pleure et je la console en lui disant ce n'est pas grave, maintenant, nous sommes dans le train pour Venise. Et Hélène était furieuse parce que personne n'est venue l'aider et moi je ne sais pas toujours pas où est le signal d'alarme. Les gens nous regardent en fronçant les sourcils, ils se demandent s'ils vont pouvoir descendre avec les vélos qui barrent la porte. La vérité m'oblige à dire qu'en montant les marches du grand pont blanc tout neuf, un jeune homme nous offre de nous aider à gravir les marches, enfin quelqu'un qui n'a certainement pas voté pour la Ligue du Nord.
Entre Venise et Padoue, nous nous arrêtons dans un estaminet pour une menthe à l'eau et un sandwich thon mayonnaise. En face, une église et un mail. C'est le jour du marché. Nous avons fait vingt kilomètres, c'est la première étape. Il est midi passé. Le soleil brille. Deux amis de bar dégustent un verre de vin blanc sur la terrasse. Ils parlent sans s'écouter, s'écoutent sans se parler. Ils nous demandent d'où nous venons, regardent Hélène avec insistance, lui demandent son âge, me demandent mon âge, calculent, s'étonnent, condamnent, demandent une bise. Nous reprenons la route, arrivederci. Une flèche nous intime de tourner à gauche, un grand pont, nous avons demandé à la serveuse quelle était la ville, elle nous avait dit, nous prenons le pont, nous roulons, plus de flèche, dix kilomètres, nous arrivons à un endroit délicieux, c'est le jour du marché, il est deux heures passées, le soleil brille, deux amis de bar dégustent un verre de vin blanc. L'église, le mail, le temps s'est arrêté, nous sommes revenus au point de départ, dix kilomètres en plus d'une étape de soixante, les papis regardent Hélène avec insistance. Nous reprenons une menthe à l'eau.
Recette: vous prenez une Hélène à la peau blanche, aux muscles relâchés. Vous la mettez à rôtir sous le cagnard de la Vénétie, vous l'arrosez de menthe à l'eau, de capuccino, de martini, ajoutez du parmesan râpé, de la morue à polenta, des pointes d'asperges en sauce, quelques villas Palladio, servez chaud.
Chaque année la même lancinante question. Pourquoi cette randonnée dont nous aurons tant de raisons de nous plaindre? Pourquoi affronter le vent, la pluie, les coups de soleil, les lèvres gercées, les mains calleuses, les camions fantômes, les cartes inutiles, les irritations à l'entrecuisse, les crampes du mollet, les trains forteresses, les côtes à suer, les descentes à déraper, les crevaisons. Chaque année nous reposons la question, chaque année, nous pensons à la prochaine randonnée où nous allons à nouveau nous poser la même question. Et nous nous retrouvons dans un bar à commander une menthe à l'eau, c'est le jour du marché et deux papis parlent sans s'écouter. Pourquoi?
Nous ne trouvons pas la réponse parce qu'elle est trop simple, elle est là sous nos yeux. La randonnée vélocipédique sert d'abord à tester la solidité des liens d'une paire d'êtres humains. En vitesse de croisière, quand rien ne se passe, rien ne se vérifie. Le café coule le matin, le whiskey fraîchi par les glaçons voile le regard, le générique précède la crêperie, Noël transporte les jeux électroniques, as-tu bien dormi. En randonnée, chaque instant est une tempête, la traversée de l'Atlantique à la rame, la montée de l'Everest pieds nus, le malaxage du béton de la terrasse à la petite cuillère, le creusement d'une tranchée d'évasion avec les ongles. Donc, chaque instant pourrait, devrait, nécessairement, rompre les liens traditionnels, exploser les habitudes, arracher les bittes d'amarrage. Si tout tient bon, si les liens construits ont tenu jusqu'à la fin du voyage, le moment est alors venu de préparer une autre épreuve pour vérifier leur solidité.
Maurice Goldring Paris juin 2010.

lundi 24 mai 2010

égoïsme social

Maurice Goldring : L'égoïsme social

Les succès électoraux des partis xénophobes en Europe ont officialisé les discours d'exclusion ethnique. L'arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy a donné légitimité aux discours et aux pratiques d'exclusion sociale. Les habitants des beaux quartiers peuvent manifester contre la construction de logements sociaux. On peut supprimer des postes dans les collèges en difficulté et utiliser les économies réalisées pour parfaire la qualité des classes de préparation. Les encoches aux boucliers fiscaux provoquent de déchirants sanglots.
L'égoïsme social est au pouvoir et nourrit les colères parcellaires. On ne combat pas l'égoïsme social en justifiant les insurrections de quartier ou de métier. Un parti politique de gauche qui prétend combattre l'égoïsme social en justifiant toutes les révoltes symétriques n'arrivera jamais aux responsabilités qui permettent une autre politique.
Dans Le Monde du 22 mai 2010, Claude Bartolone fait le point sur le département de Seine-Saine-Denis dont il préside le conseil général. La Seine-Saint-Denis est au bord de la crise de nerfs. A tout moment, les quartiers peuvent s'embraser, la violence est latente. Les parents pendant les émeutes de 2005 appelaient leurs enfants au calme, aujourd'hui, ils disent au président du conseil général: "pourquoi le ferions-nous puisque les pouvoirs publics nous ont abandonnés". Pourquoi une telle tension? parce le tissu associatif est asséché par un gouvernement qui coupe les subventions, parce que les promesses n'ont pas été suivies d'effet. Parce qu'entre le jeune sérieux et travailleur qui a obtenu des diplômes et se retrouve au chômage, et celui qui a choisi la facilité, l'argent de la drogue et de la délinquance, qui a raison?
D'un côté, des populations victimes délaissées qui attendent des subventions et brûlent des voitures quand elles n'arrivent pas assez vite, et des politiques qui demandent des subventions sinon ça va cramer. Des politiques impuissants et des émeutiers revendicatifs.
Ainsi se déroule une justification par un responsable national du PS des émeutes à venir. L'insurrection qui vient de Tiqqun ne dit pas autre chose.
On peut combattre l'égoïsme social par des politiques fondées sur la notion d'intérêt général. Et aussi par des comportements. Pour ce qui revient au Parti socialiste, le cumul des mandats est une des formes de l'égoïsme social, justifié comme toujours par un argumentaire bien rôdé. Son abolition ouvrirait la voie par dizaines de milliers à des possibilités de promotion pour des catégories nouvelles. Ce n'est pas rien, et plus politique que des discours incendiaires. L'annonce de cette abolition pourrait faire l'objet d'une grande manifestation publique où des milliers d'élus rassemblés dans une grande salle annonceraient qu'ils renoncent à leurs privilèges. Cette manifestation pourrait se tenir la nuit du 4 août.

mercredi 12 mai 2010

catastrophe

Le petit dernier a trouvé un poste de grouillot à la mine. Il a douze ans, je suis tranquille pour son avenir. La plus grande, elle a trouvé à se placer dans une famille à Paris, elle va à la messe le dimanche matin à six heures et elle peut se promener avenue Foch l'après-midi de deux à quatre, elle doit être rentrée pour le goûter des enfants, mais ils sont très gentils et je pense qu'ils vont la garder longtemps, jusqu'à ce qu'elle trouve un mari. Je suis contente, je ne me fais de souci pour elle. Les autres sont encore à la communale.
En période de stabilité, tout le monde est tranquille. Les pauvres tirent dans les harnais familiers, les riches obtiennent respect et salutations quand ils visitent l'hôpital ou l'hospice. Il n'y pas d'inquiétude pour l'avenir.
Aujourd'hui le catastrophisme domine. La crise, plus le volcan islandais, plus le tremblement de terre en Haïti, plus la marais noire en Louisiane, plus le caillassage des bus, où va-t-on, je vous le demande. Le catastrophisme est le principal argument pour le succès des politiques et des idéologies conservatrices. Il justifie les mesures d'urgence impopulaires et injustes. D'un côté, des bricolages financiers, de l'autre des explosions de colère. Berlusconi et Sarkozy qui veulent faire payer les pauvres, et de l'autre, Benoit Hamon et Olivier Besancenot dans des meetings communs veulent faire payer les riches. Le combat est inégal.
Nous vivons dans des sociétés qui disposent d'atouts considérables. Il faut les nommer pour qu'ils soient utilisés. S'ils sont niés, oubliés, on ne les utilisera pas. Parmi ces atouts: les gens vivent plus vieux en bonne santé. Les jeunes passent plus de temps dans les écoles et les universités, ils sont mieux formés, plus intelligents. Ce qu'on appelle souffrance ou stress au travail est l'expression de cette avancée: les femmes ne veulent plus être traitées comme des sous-hommes. Les salariés dans leur ensemble ont atteint un degré de compétence et de culture qui entre en contradiction avec une gestion du personnel abrutissante et abêtissante. La productivité est incomparable et permet d'envisager des politiques redistributrices audacieuses. A la différence des années 1930, où les aveuglements et les égoïsmes ont conduit à la guerre et à l'instauration de régimes dictatoriaux, on assiste à une ébauche d'entente, de décisions communes qui permettent d'envisager, peut-être, d'éviter le pire et de sortir de la présente crise par le haut. Pas sûr, mais c'est possible.
Le catastrophisme est chez nous. Il permet d'obtenir l'unanimité des conseils nationaux du PS. Les solutions seront moins unanimes.
Maurice Goldring

samedi 8 mai 2010

amnésie

Pour Alain Badiou (le monde, 8 mai 2010) les trois grands créateurs de systèmes de pensée du 19ème siècle sont Darwin, Marx et Freud. Dans tous les pays soumis sous le nom de « démocratie » (les guillemets sont d’Alain Badiou), au « capitalo-parlementarisme », les conservatismes se sont « acharnés » contre les dispositifs qu’ils ont créés. Aux États-Unis, le créationnisme est enseignement obligatoire pour contrer le darwinisme. L’anticommunisme et l’antimarxisme dominent. Le positivisme psychiatrique dénonce la psychanalyse comme une imposture. Dans tous les pays « capitalo-parlementaristes » fleurissent les « livres noirs » du communisme, de la psychanalyse et de l’évolutionnisme. Ces mouvements sont nommés par Alain Badiou « l’obscurantisme contemporain ».

Dans les pays où le capitalo-parlementarisme a été aboli, où l’on ne vote pas, où ne règne pas la démocratie, l’évolutionnisme de Darwin est devenu une sinistre plaisanterie biologique avec le lyssenkisme, dogme obligatoire du stalinisme agricole. Dans ces pays, la classe ouvrière avant-garde révolutionnaire s’est retrouvée dans des prisons ou dans des camps. Dans ces pays la psychanalyse était considérée comme pratique « bourgeoise », dénoncée, vilipendée, interdite, emprisonnée. Ces pays portaient un nom : la Chine de Mao, l’Union soviétique de Staline. Les lieux, les pays, où les théories de Darwin, de Marx, de Freud, ont le plus fertilisé la pensée, provoqué des débats, modifié les pratiques, sont les pays « capitalo-parlementaristes ».

J’appelle « amnésie contemporaine » toutes les formes de négation et d’éradication des lieux, des temps et des systèmes, où la pensée de Darwin, de Marx et de Freud, a été le plus mise à mal.